Après le déjeuner, grand-mère Pluche m'a monté un livre: «Les malheurs de Fine»; je l'ai commencé, mais je n'arrivais pas à le lire; les lettres dansaient devant mes yeux et ma tête était chaude; alors maman s'est dépêchée de finir sa vaisselle pour pouvoir me faire la lecture et, quand elle en a eu assez, elle s'est allongée sur le lit, près de moi. On a causé comme des grandes personnes, et maman m'a raconté quand elle était petite, au Havre, et qu'elle était malade. Une fois, elle avait eu une bronchite, et le médecin avait dit qu'il fallait la porter à l'hôpital, mais elle avait tellement pleuré que l'oncle Henri n'avait pas voulu et avait pris quelqu'un pour la soigner: une grande femme noiraude, appelée Mme Planque, qui avait, entre autres manies, celle de répéter à tout propos: «Taisez-vous donc!» si bien que maman n'osait plus ouvrir la bouche. A six heures, l'oncle Henri rentrait de la Compagnie du Gaz et il jouait jusqu'au dîner avec maman, au loto, à la bataille, aux devinettes; il avait même inventé un jeu: «Pim, pam, poum», mais maman ne sait plus du tout comment c'était, sauf que, quand on disait «Poum», on avait perdu. Quelquefois aussi, l'oncle Henri lui faisait la lecture, mais il avait tant sommeil que, tout de suite, il s'endormait, et le livre tombait par terre.
— Il était très bon, mais vois-tu, Liline, il y avait quand même des heures où je me sentais bien seule et où je pleurais tout bas, dans mon oreiller; un après-midi surtout, où j'avais entendu la concierge dire à Mme Planque: «Pauvre garçon, c'est un fameux fardeau pour lui que cette gamine, quand on voit tous les autres qui s'amusent, à son âge!» Quand Henri est rentré, ce soir-là, mes yeux étaient si rouges qu'il m'a demandé ce que j'avais; j'ai dit que je m'étais cognée, mais, toute la nuit, je me suis tourmentée et ensuite, bien des jours encore, sans personne pour me consoler… Pauvre Henri, c'est pourtant vrai que je pesais sur lui…
— Oh! maman, ai-je dit, mais tu es si petite, si légère!
Maman a souri et m'a caressé les cheveux, doucement:
— Vois-tu, ma Liline, les gens trouvent que je vous gâte trop, et c'est vrai… peut-être… Mais… sait-on ce que la vie vous réserve, et ce doit être un tel soutien, quand on est grand, que d'avoir eu une enfance heureuse…
Ses yeux brillaient, remplis de larmes; j'ai pris sa main, je l'ai serrée très fort et nous sommes restées comme ça, sans plus rien dire.
LUNDI 8.
J'ai mal dormi, j'ai eu la fièvre; oh c'était terrible! La maison était devenue un grand bateau, et je la voyais glisser à une vitesse folle le long d'une pente qui s'enfonçait dans la mer. Riquet était debout sur le toit avec Estelle, papa tenait le gouvernail, et maman, dans une robe très triste, me disait adieu par la fenêtre, en pleurant. Je criais: «Maman, maman!» si fort que je me suis réveillée, et elle était à côté de mon lit, en peignoir, tenant une tasse de tilleul qu'elle m'a fait boire. Je me suis accrochée à elle.
— Tu es là… ce n'est pas vrai!.. Oh! maman, et les autres?
— Hé, ils dorment! Fais comme eux, ma chérie, tu vois bien que je ne te quitte pas!
Je le voyais, mais, chaque fois que mes yeux se fermaient, j'avais tellement peur qu'elle soit partie que je les rouvrais bien vite, et elle était là. Alors, je me suis endormie en lui tenant la main et, ce matin, ça va beaucoup mieux: il y a moins de blanc dans ma gorge et je n'ai plus que 37°7. A midi, j'ai eu du bouillon de légumes, une pomme cuite, et ça ne m'a pas trop gênée pour avaler.
Papa m'a fait un cadeau: une petite boîte de peinture, jolie comme tout. Est-ce pour ma place de deuxième? Est-ce pour mon angine? Je n'en sais rien, mais Estelle croit que c'est pour la place, et ça la vexe parce qu'elle n'en a pas autant à chaque composition, et Riquet croit que c'est pour l'angine, et ça lui fait envie.
Cet après-midi, maman a fait la lessive; je l'entendais qui allait et venait dans la cuisine et je devinais tout ce qu'elle faisait, d'après les bruits. De temps en temps, elle me demandait:
— Ça va, ma Liline?
— Oui, maman, ça va très bien.
Et c'était vrai; la chambre est si jolie. Par la fenêtre qui donne sur la rue, je vois le hangar du charbonnier, un brancard de la charrette et, tout à l'heure, j'ai reconnu Gabriel et Armand qui jouaient aux billes dans la cour; ça m'a paru drôle de les voir habillés, dehors, quand moi j'ai ma chemise de nuit. Mais je suis si bien; mes mains sont douces et blanches et, hier, maman m'a mis de l'eau de Cologne. Je m'amuse à regarder toutes ses affaires: sa boîte à ouvrage, avec les cotons à repriser et les petits ciseaux qu'Estelle et moi nous lui avons donnés pour sa fête, la glace ronde que Riquet prenait pour un «gros œil», la porte où il y a nos tailles marquées par des traits avec nos initiales E. A. R. A côté, maman a mis nos photos de quand on était petits, et puis, en dessous, les choses qu'on lui a faites: un découpage de Riquet, ma belle peinture de la tempête et, pour Estelle, qui dessine mal, un canevas, où il y a brodé «Bonne fête» au point de croix. J'ai proposé à maman de lui faire un nouveau dessin: un incendie avec un tas de flammes rouges, mais elle aimerait mieux des fleurs.
A quatre heures, Violette est venue m'apporter deux oranges; elle était encore toute rouge de la révision des fleuves d'Europe et du mal qu'elle s'était donné pour bien répondre tous les fleuves allemands qu'il fallait réciter, et ceux de la Belgique, et le Danube! Il paraît que Marie Collinet ne s'est pas trompée une seule fois: ça ne m'étonne pas d'elle, Violette dit que depuis l'histoire de vendredi, elle fait la tête à tout le monde et se détourne dès qu'on lui parle. Eh, qu'elle reste dans son coin!
Je dois dire qu'Estelle est très gentille pour moi. Ce soir, elle m'a achetél, avec son argent, une grosse cerise en sucre rouge, mais maman n'a pas voulu que j'y goûte, à cause de ma gorge, et c'est Estelle qui l'a mangée.
MARDI 9.
37°1, aujourd'hui. Je me lèverai demain et c'est tant mieux, parce que je commence à en avoir assez de voir les autres jouer dans la cour, au soleil, pendant que je reste au lit!.. Cet après-midi, pour me distraire, j'ai dessiné les fleurs pour maman, mais je n'ai pas pu me servir de ma belle boîte de peinture parce que maman avait peur que je salisse les draps et forcément, avec les crayons de couleurs, ça fait beaucoup moins d'effet. Je dessine rien que des coquelicots, à cause de mon crayon rouge neuf.
Riquet aurait bien voulu jouer aux dominos avec moi, mais il avait ses devoirs à faire, il n'a pas pu. Il a regardé ma boîte, les oranges, le pot de citronnade, et il m'a demandé tout bas:
— Comment as-tu fait, dis, pour attraper ton angine?
— Pour l'attraper? Tu crois donc que je l'ai fait exprès, bêtassou! Et pourquoi me demandes-tu ça?
— Pour rien!..
Et il est parti en disant qu'il descendait jouer en bas, cinq minutes. Mais un quart d'heure passe, une demi-heure, et maman allait l'appeler par la fenêtre quand on frappe à la porte, et c'était le charbonnier qui tenait Riquet par la main, un Riquet tout dégoulinant d'eau.
— Je vous ramène votre garçon, madame Dupin, et vous ne devinerez jamais où je l'ai trouvé: accroupi, en caleçon, sous le robinet de ma fontaine qu'il avait ouvert tout grand, le galopin! Il claquait des dents, il fallait voir… Heureusement qu'il ne fait pas froid! Je lui ai remis comme j'ai pu son tricot et sa culotte… Mais a-t-on idée, quand même?
Riquet, lui, sanglotait tant qu'il pouvait, parce qu'il avait peur qu'on le gronde. Maman, sans rien dire, l'a emmené dans la chambre et, là, elle l'a frictionné à l'eau de Cologne si fort qu'elle était en nage. Et puis, quand il a été bien rechauffé, avec un caleçon sec, elle lui a donné une claque.
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