Il avait le sang à la tête et commençait à avoir mal à la gorge. Est-ce que sa grippe était en réalité une angine ?
Quand il fut dans la voiture, il regarda curieusement autour de lui mais n’aperçut pas la silhouette qui le préoccupait tant.
— Passe un moment à la brasserie Dauphine.
Il avait un mauvais goût à la bouche et il ressentait le besoin, avant de rentrer chez lui, d’un verre de bière bien frais.
— Qu’est-ce que tu prends ?
— Une bière aussi. Il faisait chaud dans votre bureau.
Maigret en but deux, avidement, s’essuya les lèvres et ralluma sa pipe. Ils retrouvaient, au Châtelet, les lumières de Noël et les guirlandes qui allaient d’un trottoir à l’autre. Dans un grand magasin on entendait les haut-parleurs qui diffusaient des morceaux de circonstance.
Devant chez lui aussi, il regarda à gauche et à droite dans l’espoir d’apercevoir Pigou mais il ne découvrit aucune silhouette ressemblant à la sienne.
— Bonne nuit, mon petit.
— Meilleure santé, patron.
Il gravit lentement les marches et arriva époumoné sur son palier où M meMaigret l’attendait. Du premier coup d’œil, elle comprit qu’il n’allait pas mieux et qu’il se laissait décourager.
— Entre vite. Ne prends pas froid.
Il avait au contraire trop chaud et il était en transpiration. Il retira son lourd pardessus, son écharpe, desserra sa cravate et alla se laisser tomber avec un soupir dans son fauteuil.
— Je commence à avoir mal à la gorge.
Elle ne prenait pas sa maladie au tragique car, presque tous les ans, il faisait une grippe d’une semaine ou deux. Il avait tendance à l’oublier et il avait horreur de se sentir amoindri.
— Personne n’a téléphoné ?
— Tu attends un coup de téléphone ?
— Plus ou moins. Il m’a appelé tout à l’heure au Quai et il doit connaître notre adresse ici. Il est en pleine effervescence et il éprouve le besoin d’entrer en contact avec moi.
Cela lui rappelait de vieilles affaires, entre autres le cas d’un meurtrier qui, pendant près de trente jours, lui avait écrit plusieurs pages quotidiennes, chaque fois d’une brasserie différente dont, celui-là, laissait l’en-tête. Il aurait fallu, pour mettre la main dessus, faire surveiller toutes les brasseries et tous les cafés de Paris et les effectifs de police n’auraient pas suffi.
Un matin, Maigret avait aperçu dans l’aquarium, la salle d’attente vitrée du quai des Orfèvres, un petit monsieur d’un certain âge qui attendait patiemment.
C’était son homme.
— Qu’est-ce qu’il y a à dîner ?
— De la raie au beurre noir. Cela ne sera pas trop lourd pour toi ?
— Je n’ai pas mal à l’estomac.
— Tu ne veux pas que j’appelle Pardon ?
— Laisse le pauvre homme tranquille. Il a assez de travail avec les malades sérieux.
— Et si je te servais au lit ?
— Pour que, dans une heure, les draps soient détrempés ?
La seule chose qu’il consentit à faire fut de se déshabiller, de passer un pyjama, une robe de chambre et des pantoufles. Il essaya de lire le journal mais son esprit n’y était pas. Il en revenait toujours à Pigou, le petit comptable devenu voleur parce que sa femme lui reprochait d’avoir peur de son patron et de ne pas oser lui demander une augmentation.
Où était-il en ce moment ? Avait-il encore un peu d’argent ? Où et comment se l’était-il procuré ?
Il pensait à Chabut aussi, arrogant, n’ayant que mépris pour autrui, éprouvant le besoin de se rendre désagréable. Il avait réussi insolemment dans ses affaires mais il n’en restait pas moins vulnérable, c’était le même homme qui avait été de porte en porte dans l’espoir de recevoir commande d’une caisse de vin.
Maigret avait connu d’autres timides qui s’en prenaient à tous ceux qui les entouraient.
— Le dîner est servi.
Il n’avait pas faim. Il mangea quand même. Il avait une certaine difficulté à avaler. Peut-être que le lendemain sa voix serait cassée ?
Les hommes du Quai avaient déjà dû prendre leur poste dans les endroits qu’il leur avait assignés. Maigret avait failli ajouter :
— Vous en mettrez aussi en face de chez moi, boulevard Richard-Lenoir.
Une sorte de respect humain l’en avait empêché. On aurait pu croire qu’il avait peur. En se levant, de table, il alla jeter un coup d’œil par la fenêtre. Il ne pleuvait pas mais le vent soufflait avec une certaine force, le vent d’est à nouveau, qui allait apporter du froid. Il vit deux amoureux qui passaient bras dessus bras dessous en s’arrêtant tous les quelques mètres pour s’embrasser.
Il aperçut aussi des agents cyclistes, en pèlerine, qui faisaient paisiblement leur ronde. La plupart des fenêtres, de l’autre côté du boulevard, étaient éclairées et, derrière certains rideaux, on apercevait des silhouettes, entre autres celles de toute une famille autour d’une table ronde.
— Tu ne prends pas la télévision ?
— Non.
Il n’avait envie de rien. Seulement de grogner, comme chaque fois qu’il était mal dans sa peau ou qu’une enquête traînait en longueur.
Il refusait de se coucher plus tôt que d’habitude et il se remit à parcourir le journal. Une demi-heure plus tard, il alla de nouveau se camper devant la fenêtre, cherchant des yeux une silhouette qui lui était devenue presque familière.
Il n’y avait personne sur les trottoirs et seul un taxi descendait le boulevard.
— Tu crois qu’il viendra ?
— Comment le saurais-je ?
— Tu as l’air de t’attendre à quelque chose.
— Je m’attends toujours à quelque chose. Cela pourrait aussi bien être un coup de téléphone de Lapointe.
— Il est de garde ?
— Toute la nuit. C’est lui qui est chargé de centraliser tous les renseignements qui pourraient arriver.
— Tu penses que cet homme-là commence à s’affoler ?
— Non. Il garde son sang-froid. Il ne paraît pas se rendre compte de sa situation. C’est un être qui a été humilié toute sa vie. Pendant des années, il a courbé la tête. Tout à coup, il se sent en quelque sorte libéré. Toute la police s’occupe de lui sans parvenir à s’en saisir. N’est-ce pas une sorte de triomphe ? Il est devenu un homme important.
— Et il sera encore plus important quand il passera aux assises.
— C’est pourquoi il hésite entre se faire prendre ou continuer à jouer avec nous au chat et à la souris.
Il lisait à nouveau. Sa pipe n’avait pas bon goût mais il la fumait quand même, pour ainsi dire par principe. Lui non plus ne voulait pas céder, céder à la grippe, et il tenait les yeux ouverts alors que ses paupières étaient rouges et picotantes.
À neuf heures et demie, il se leva une fois encore et se dirigea vers la fenêtre. Il y avait un homme sur le trottoir en face, un homme qui avait la tête levée et qui semblait fixer les fenêtres de l’appartement.
M meMaigret, qui se trouvait assise près de la table, ouvrit la bouche pour poser une question. En même temps son regard tombait sur le large dos de son mari qui, rigoureusement immobile, comme tendu, paraissait plus large encore.
Il y avait, dans cette immobilité subite, quelque chose de mystérieux, de presque solennel.
Maigret regardait l’homme sans oser bouger, comme s’il craignait de l’effaroucher et l’homme, de son côté, le regardait à travers la mousseline du rideau où il ne devait constituer qu’une silhouette.
Un jour, à Meung-sur-Loire, alors que le commissaire était étendu dans un transatlantique, un écureuil était descendu du platane, dans le fond du jardin.
Il était d’abord resté sans bouger et on voyait battre son cœur sous le poil soyeux de sa poitrine. Prudemment, il avait ensuite avancé de quelques centimètres pour s’immobiliser à nouveau.
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