Simenon, Georges - Maigret

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Avant d'ouvrir les yeux, Maigret fronça les sourcils, comme s'il se fût méfié de cette voix qui venait lui crier tout au fond de son sommeil : Mon oncle !?
Les paupières toujours closes, il soupira, tâtonna le drap de lit et comprit qu'il ne rêvait pas, qu'il se passait quelque chose puisque sa main n'avait pas rencontré, là où il eût dû être, le corps chaud de Mme Maigret. Il ouvrit enfin les yeux. La nuit était claire. Mme Maigret, debout près de la fenêtre à petits carreaux, écartait le rideau cependant qu'en bas quelqu'un secouait la porte et que le bruit se répercutait dans toute la maison. Mon oncle ! C'est moi ?
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GEORGES SIMENON

Maigret

Maigret XVIII

ARTHÈME FAYARD I Avant douvrir les yeux Maigret fronça les sourcils comme - фото 1

ARTHÈME FAYARD

I

Avant d’ouvrir les yeux, Maigret fronça les sourcils, comme s’il se fût méfié de cette voix qui venait de lui crier tout au fond de son sommeil :

— Mon oncle !…

Les paupières toujours closes, il soupira, tâtonna le drap de lit et comprit qu’il ne rêvait pas, qu’il se passait quelque chose puisque sa main n’avait pas rencontré, là où il eût dû être, le corps chaud de M me Maigret.

Il ouvrit enfin les yeux. La nuit était claire. M me Maigret, debout près de la fenêtre à petits carreaux, écartait le rideau cependant qu’en bas quelqu’un secouait la porte et que le bruit se répercutait dans toute la maison.

— Mon oncle ! C’est moi…

M me Maigret regardait toujours dehors, et ses cheveux roulés autour des épingles lui faisaient une étrange auréole.

— C’est Philippe, dit-elle, sachant bien que Maigret était éveillé et que, tourné vers elle, il attendait. Tu te lèves ?

Maigret descendit le premier, les pieds nus dans ses pantoufles de feutre. Il avait passé à la hâte un pantalon et, tout en s’engageant dans l’escalier, il endossait le veston. À la huitième marche, il devait baisser la tête, à cause de la solive. D’habitude, il le faisait sans y penser. Cette fois il oublia et heurta la poutre du front, grogna, jura, quitta la cage de l’escalier glaciale pour la cuisine où régnait encore un petit reste de chaleur.

Il y avait des barres de fer à la porte. De l’autre côté, Philippe disait à quelqu’un :

— Je n’en ai pas pour longtemps. Nous serons à Paris avant le jour.

M me Maigret s’habillait, car on l’entendait aller et venir au premier étage. Maigret tira le battant, maussade du coup qu’il venait de se donner.

— C’est toi ! grommela-t-il en voyant son neveu debout sur la route.

Une énorme lune nageait au-dessus des peupliers sans feuilles et rendait le ciel si clair que les moindres branches s’y dessinaient, et que la Loire, au-delà du tournant, n’était qu’un grouillement de paillettes argentées.

« Vent d’est ! » pensa machinalement Maigret, comme l’eût pensé n’importe quel habitant du pays en voyant griser la surface du fleuve.

Ce sont des habitudes qu’on prend à la campagne, comme aussi de rester sans rien dire dans l’encadrement de la porte à regarder l’intrus et à attendre qu’il parle.

— Je n’ai pas éveillé tante, au moins ?

Philippe avait le visage figé de froid. Derrière lui, sur la campagne blanche de givre, se découpait la silhouette saugrenue d’un taxi G 7.

— Tu laisses le chauffeur dehors ?

— Il faut que je vous parle tout de suite.

— Entrez vite tous les deux, fit dans la cuisine M me Maigret, qui allumait une lampe à pétrole.

Elle ajouta pour son neveu :

— L’électricité n’est pas encore placée. C’est-à-dire que l’installation est faite dans la maison, mais on ne nous a pas encore donné le courant.

Une ampoule pendait en effet au bout d’un fil. Il y a des détails de ce genre que l’on remarque sans raison. Et, quand on est déjà nerveux, cela suffit à vous irriter.

Pendant les minutes qui suivirent, Philippe devait souvent fixer cette ampoule et son fil mal tendu qui ne servaient à rien, sinon à souligner tout ce que cette maison campagnarde avait de vieillot, ou bien tout ce que le confort moderne a de fragile.

— Tu viens de Paris ?

Mal réveillé, Maigret s’appuyait à la cheminée. La présence du taxi sur la route rendait la question aussi inutile que l’ampoule. Mais il y a des moments où l’on parle pour parler.

— Je vais tout vous raconter, mon oncle. Je suis dans une situation épouvantable. Si vous ne m’aidez pas, si vous ne venez pas à Paris avec moi, je ne sais pas ce que je deviendrai. J’en perds la tête. Tenez ! Je n’ai pas embrassé tante.

Il effleura trois fois les joues de M me Maigret, qui avait passé un peignoir sur sa tenue de nuit. Il accomplissait ce rite comme un enfant. Aussitôt après, il s’assit devant la table et se prit la tête à deux mains.

Maigret bourrait sa pipe en le regardant, et sa femme entassait des brindilles dans la cheminée. Il y avait dans l’air quelque chose d’anormal, de menaçant. Maigret, depuis qu’il était à la retraite, avait perdu l’habitude de se lever au milieu de la nuit, et cela lui rappelait, malgré lui, des nuits passées auprès d’un malade ou d’un mort.

— Je me demande comment j’ai pu être si bête ! sanglota soudain Philippe.

Son émotion éclatait d’un seul coup. Il pleurait sans larmes. Il regardait autour de lui comme quelqu’un qui cherche à passer ses nerfs sur quelque chose, et par contraste avec cette agitation à vide, Maigret remontait la mèche de la lampe à pétrole, les premières flammes s’élevaient du foyer.

— Avant tout, tu vas boire quelque chose.

L’oncle prit une bouteille de marc et deux verres dans un placard qui contenait des restes de victuailles et qui sentait la viande froide. M me Maigret mit ses sabots pour aller chercher du bois dans le bûcher.

— À ta santé ! Surtout, essaie d’être un peu plus calme.

L’odeur des brindilles qui flambaient se mêlait à celle du marc. Philippe, hébété, regardait sa tante qui surgissait sans bruit de l’obscurité, les bras chargés de bûches.

Il était myope et, vus sous un certain angle, ses yeux paraissaient immenses derrière les verres de ses lunettes, ce qui lui donnait un air d’affolement enfantin.

— C’est arrivé cette nuit même. Je devais faire une planque rue Fontaine…

— Un instant, l’interrompit Maigret en s’installant à califourchon sur une chaise de paille et en allumant sa pipe. Avec qui travailles-tu ?

— Avec le commissaire Amadieu.

— Continue.

Maigret, qui tirait doucement sur sa pipe, faisait de petits yeux et caressait, au-delà du mur crépi à la chaux et de l’étagère aux casseroles de cuivre, des images qui lui étaient aussi familières. Quai des Orfèvres, le bureau d’Amadieu était le dernier à droite, au fond du couloir. Amadieu lui-même était un homme maigre et triste qui avait été nommé commissaire divisionnaire quand Maigret avait pris sa retraite.

— Il a toujours ses longues moustaches ?

— Toujours. Nous avions hier un mandat d’amener contre Pepito Palestrino, le patron du Floria, rue Fontaine.

— Quel numéro ?

— Le 53, à côté d’un marchand de lunettes.

— De mon temps, c’était le Toréador. Une histoire de cocaïne ?

— De cocaïne d’abord. Puis autre chose aussi. Le patron avait entendu dire que Pepito était dans le coup de Barnabé, le type qui a été descendu place Blanche voilà quinze jours. Vous avez dû lire ça dans les journaux.

— Fais du café ! dit Maigret à sa femme.

Et, avec le soupir d’aise d’un chien qui se couche enfin après avoir tourné en rond, il appuya les coudes au dossier de sa chaise, posa le menton sur ses mains croisées. De temps en temps, Philippe retirait ses lunettes pour essuyer les verres, et, pendant quelques instants, il paraissait aveugle. C’était un grand garçon roux, charnu, à la peau d’un rose de bonbon.

— Vous savez que nous ne faisons plus ce que nous voulons. De votre temps, on n’aurait pas regardé à arrêter Pepito en pleine nuit. Maintenant, il faut observer la loi à la lettre. C’est pourquoi le patron a décidé de procéder à l’arrestation à huit heures du matin. En attendant, j’étais chargé de surveiller l’oiseau…

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