Ensuite nous fîmes tous, hormis le capitaine qui resta à la barre, une pause-cigarette suivie d’un petit dodo, en attendant de ramener une fois de plus le chalut. Après avoir récupéré le deuxième chalut, le moteur se mit à tousser. Pendant que les autres se mirent au tri, le capitaine donna quelques tours de vis et quelques coups sur le moteur. Cela n’était pas simple du tout à cause du tas de poissons sur le pont. Heureusement j’avais ma lampe de poche sur moi. Sans doute y avait-il de l’eau ou une cochonnerie dans le carburant. Et oh ! Miracle, le moteur redémarra après quelques tours de manivelle laborieux. Ainsi le chalut put à nouveau être mis à l’eau par-dessus la poupe. Avant que tout le butin ait pu être entièrement traité, l’horizon se teinta d’une légère couleur pourpre. Au lever du soleil, nous étions si épuisés qu’au lieu de contempler le spectacle, nous allâmes nous allonger pendant une heure là où on se trouvait.
Plus tard quelqu’un nous fit frire quelques-uns des plus beaux poissons que nous dégustâmes tous dans la même casserole avec les mains, accompagnés d’un peu de riz froid précuit certainement à terre. Un bon thé fort accompagna le tout et nous remit sur nos jambes, et l’on continua ainsi jusque dans l’après-midi. Depuis un moment nous avions remis le cap sur l’île, et nous remarquâmes que les autres navires avaient également changé de cap. La pêche avait été fructueuse et nous étions la première embarcation à rentrer. Tout cela me semblait être comme une sorte de compétition, dans laquelle les meilleurs prix sont pour ceux qui ramènent le plus de poissons et arrivent les premiers ! Après avoir extrait les méduses et le rebut de la dernière prise, nous jetâmes celle-ci à coups de pelle et sans les trier dans des paniers. Ces derniers, une fois le bateau amarré, quittèrent le bord en premier, furent triés à terre et vendus à de petits commerçants. La partie refroidie de la pêche fut transférée dans ses paniers depuis la cale sur le pont, puis de là sur l’appontement et ensuite aussitôt à terre, et enfin alignée à l’ombre d’un arbre. Nous n’eûmes alors plus rien à faire sur l’embarcation.
Sur l’appontement les premiers commerçants, des Chinois bien en chair aux cheveux huileux tirés vers l’arrière, fouillaient dans la glace pour inspecter la marchandise. Ils accompagnaient les paniers jusqu’à terre, posaient dessus des étiquettes de différentes couleurs extraites d’un bloc et sur lesquelles ils avaient noté quelque chose, puis les chargeaient dans un camion. J’avais l’impression que les pêcheurs travaillaient tous dans une coopérative, car c’était toujours la même personne qui négociait avec les acheteurs. Entretemps les autres bateaux arrivèrent au fur et à mesure, et des enfants accoururent en bandes sur l’appontement avec des seaux, tout en riant et en se bousculant. S’agissait-il des enfants des pêcheurs? Toujours est-il qu’ils sautaient dans les barques et récupéraient tous les invendables qui trainaient par-là, et même dans les paniers déjà triés ils arrivaient à trouver encore quelque chose qui n’était pas à sa place ou qui était trop petit. Ils partaient alors en courant avec leur seau ou leur petit panier chez eux sans payer, et parfois revenaient! Le reste de la pêche semblait appartenir à tout le monde, on ne se disputait pas les poissons, on se contentait de rire et de plaisanter beaucoup. En quoi pouvais-je bien être encore utile, j’étais trop novice dans le métier ! Je remerciai alors les pêcheurs pour la sortie en mer et les laissai à l’examen de leur bateau.
Pendant les jours qui suivirent, j’attendais leur retour avec les autres du village sur l’appontement. Nous nous retrouvions au troquet du village pour boire un Fanta ou faire une partie de baby-foot. J’essayais de leur montrer comment on jouait chez nous sans faire tourner en permanence les barres avec les figurines, mais ça les amusait davantage de les faire tourner rapidement quand la balle se rapprochait. Et quand la balle s’envolait, traversait la moitié de la cabane et atterrissait sur la table de billard, on entendait leur rire résonner jusque dans la plantation de cocotiers.
Lorsque je partis, le père du jeune Rafi, celui qui avait cueilli les noix de coco pour moi, me donna son adresse, car il voulait que je lui trouve pour son fils une place à l’école en Allemagne, afin de le sortir de la misère et lui permettre un meilleur avenir. Je n’ai pas accompli son vœu, car on n’éloigne pas un ange du paradis…
*
Le bac me déposa sur la terre ferme. J’avais récupéré mon billet et mon argent dans le coffre-fort et bu encore une bière avec les deux Allemands, qui étaient enthousiasmés par l’île mais voulaient bientôt rentrer pour éviter que leur billet de retour de Bangkok ne se périme. J’avais bien 700 kilomètres devant moi et cinq jours pour les parcourir, et en cas de nécessité il y aurait toujours le bus. Je me sentais le cœur un peu lourd en me retrouvant assis au bord de la route avec mon sac à dos, et en pensant à la communauté de pêcheurs dont j’avais partagé la vie un court instant. Leur mode de vie et de travail me paraissait idéal et leur univers sacré ! Toutefois ma soif de voyager était au moins aussi forte que ma nostalgie de les quitter. De temps en temps, je levais la main pour faire comprendre aux quelques voitures qui passaient que j’aimerais bien que quelqu’un me prenne. A mon sac à dos était accrochée la petite poupée de feutre que Marion m’avait bricolée pour mon départ et qui me riait au nez. Quelqu’un finit par me prendre pendant quelques kilomètres et me déposa dans une ville. Je continuais un peu à pied jusqu’à ce qu’elle fut derrière moi, car il n’y avait que du trafic urbain, et je préférais patienter dans un joli endroit où il y aurait de belles choses à voir, plutôt que de respirer les gaz d’échappement. Je sortis le livre de Steve et me mis à en méditer le contenu. D’après l’auteur, tous les chemins sont permis pour accéder à la découverte de soi, qu’ils soient naturels ou artificiels, qu’il s’agisse de médiation ou de yoga, ou de drogues comme le LSD. Mais dans quelle catégorie fallait-il ranger la marihuana, appelée aussi ‘herbe de Bouddha’ ou ‘ganga’ après le fleuve sacré ou la déesse? C’étaient pourtant des herbes naturelles aussi bien que la menthe poivrée ou la camomille ! Certains Sadhus se prenaient une bonne dégelée avec, et à ce que j’en avais vu, avaient déjà bien progressé sur le chemin de la réalisation de soi ! Ce n’est pas parce qu’ils dormaient sur des lits de clous, mais beaucoup étaient honorés en tant que maitres et enseignants réputés en spiritualité. Je trouve personnellement que c’est à chacun de trouver sa propre voie pour devenir un homme meilleur…
Soudain, une voiture qui s’arrêta dix mètres derrière moi, vint me tirer de mes pensées. C’était une Holden grise, une sorte d’Opel asiatique conduite par un visage pâle plutôt corpulent, aux cheveux en brosse, avec des taches de rousseur partout, à tel point que je le pris pour un Irlandais, alors qu’il s’agissait d’un Américain. Il s’appelait Terry Holmes et nous engageâmes de suite une grande conversation. En stop on se retrouve face à toutes sortes de gens très différents: certains conducteurs ne disent que trois mots et sont presque renfrognés, ce qui te fait te demander pourquoi ils t’ont pris, d’autres sont distrayants et tout se passe à merveille, et puis il y a les hyper-bavards qui te confondent avec leur psychothérapeute, et enfin les importuns pour lesquels on se demande également leur motivation à te récupérer au passage.
Au début je rangeais Terry dans ce dernier groupe, en me disant que ça faisait une éternité qu’il n’avait pas rencontré de blanc. Cela faisait toutefois déjà six mois qu’il était en Malaisie où il travaillait pour une compagnie pétrolière américaine. Il avait aussi fait beaucoup d’auto-stop dans sa jeunesse et s’était promis de prendre tout auto-stoppeur, à partir du jour où il pourrait s’échapper enfin d’un coin paumé et abandonné des dieux où il s’était échoué. Vu son âge, il faisait plutôt partie de l’époque de Jack Kerouac et des Beatniks, le mouvement qui avait précédé la vague hippie dans les années 60. A présent il avait une famille et ce job qui lui permettait aussi de voyager, mais d’une autre façon. Comme il aimerait refaire le chemin en arrière, faire comme moi, comme autrefois…! A midi il m’invita à déjeuner, et comme j’avais accepté, je voulus prendre un plat bon marché. En riant il me dit que je n’avais qu’à profiter de l’occasion, car c’était aux frais de la ‘Pacific Oil’ ! Ses enfants voyageaient aussi en stop en ce moment, sûrement quelque part dans les États Unis, et il leur souhaitait un accueil comparable à celui qu’il m’avait réservé de la part des autres automobilistes. « A Kuala Lumpur il y a la plus grande mosquée du monde, il te faudrait absolument aller la voir! », me conseilla-t-il, tout en conduisant. Nous nous trouvions à présent dans les faubourgs où une sorte d’autoroute de ville contournait le centre. En voyant l’édifice de loin, je lui dis : « Je ne veux pas m’enfoncer dans cette ville géante, toutes les grandes villes se ressemblent trop, elles sont bruyantes et la vie y est chère, je préfère aller plus loin ! » Il comprit et me fit descendre sur une voie de dégagement. Voilà une bonne distance parcourue aujourd’hui, me dis-je. Peu après, le conducteur d’un vieux pick-up me prit. Il ne parlait pas anglais, me déposa au bout de trente kilomètres et bifurqua en direction d’une plantation. Comme il allait faire nuit, je quittai la route et pris la direction d’un bosquet que je voyais pas loin sur l’autre côté de la route. J’avais bien mangé à midi, et vu l’heure pas tardive je me fis un thé, plus par tradition que par envie. Je m’allongeai ensuite sous mon drap indien, entouré par le chant strident des moustiques.
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