Un peu plus bas, dans le lotissement habitaient quelques autres fans de moto, les parents d’un bon copain et des conducteurs de side-car. Des partisans du rassemblement des « éléphants » au Nürburgring, en plein hiver. La vieille génération quoi… ! « Quoi, tu veux faire un pareil voyage avec un tel engin ? » s’étonnèrent-ils à la vue de ma BMW. « Cet engin est beaucoup trop petit et trop faible pour un tel périple ! » Ils avaient une Zündapp KS 601 avec side-car. « C’est ce qui se fait de mieux pour un tel voyage, robuste, puissante et fiable ! » Moi, j’avais eu des doutes déjà en préparant mon engin. De chaque côté à l’arrière j’avais fixé sur un cadre soudé deux grandes malles en métal avec deux bidons d’essence qui conféraient au véhicule une largeur de plus d’un mètre. J’avais testé l’ensemble en montagne, et bien que le moteur ait beaucoup chauffé, ça avait marché. Le plus délicat c’était le démarrage à cause de l’embrayage et des pneus, et je n’étais pas sûr de pouvoir y loger tout mon équipement. « Mais où peut-on sinon se procurer un tel engin ? » demandais-je. « Il se pourrait que nous vendions le nôtre » me dirent-ils. « On prend de l’âge et quand on a une voiture, c’est d’elle dont on se sert. Viens voir ! Elle se trouve dans un garage à côté du terrain de sport ».
Et nous voilà donc devant la porte du garage. Lorsqu’ils ouvrirent la chaîne et les vantaux de porte, je m’écriai : « Bon sang, mais ce ne sont que des pièces détachées ! » Tout était par terre comme après une explosion : cadre, moteur, roues, siège, cadre du side-car ainsi que la caisse. « On fait ça tous les hivers, une révision générale quand on n’est pas sur le circuit du Nürburgring. Pas de panique, on t’aidera au cas où tu n’arriverais pas à tout rassembler ! Regarde, on a même deux moteurs de rechange quasi neufs, trois boites de vitesse, quelques roues, une caisse remplie de bobines d’allumage, des condensateurs, des bougies, assez de pièces pour faire deux fois le tour du monde ! » « Ça va coûter combien tout ça ? » dis-je. « On te la laisse pour 700 DM parce que c’est toi, sinon on ne la céderait pas à moins de 1000 DM ».
Je me laissai convaincre et acceptai, avant tout parce qu’un copain de classe peu avant m’avait demandé si je ne lui savais pas une BMW. C’est ainsi que je lui cédai la mienne au même prix que je l’avais payée. Encore la même somme et je me retrouvais ainsi en possession de la Zündapp ! Mon bonheur n’avait d’égal que celui de Jean le Bienheureux du célèbre conte allemand ! « Tu as fait une bonne affaire ! Pour le double du prix tu as plus que le double en puissance ! »
Encore une fois la date du départ était retardée, ce qui réjouissait ma copine Marion et nous permettait presque tous les soirs de faire des balades, nous enlacer et tester différentes techniques pour s’embrasser, elle assise sur une clôture, moi debout entre ses jambes, en train de la serrer avec impatience autour de sa taille. Nous n’étions guère plus entreprenants et parlions des petits tours en montagne que nous avions faits et de ceux à venir. Nous dormions parfois enlacés sur les matelas du dortoir d’une cabane des alpages, et nous étions là à nous dire qu’au lieu d’avoir à supporter l’odeur des pieds transpirants et la présence des autres, nous aurions préféré partager à deux le même matelas. Les sujets de conversation tournaient autour de l’amour libre, la libération des femmes, le « Pussy Power ». Nous étions encore les esclaves de la morale d’apparat moyenâgeuse dont nous n’osions pas secouer les chaînes. La « pilule » n’avait pas été inventée pour nous !
Peu à peu ma nouvelle moto prenait forme. Comme un puzzle à trois dimensions toutes les pièces s’imbriquaient par magie, et l’ensemble en plus devait rouler ! J’étais tendu à bloc comme les rayons qu’il me fallait revisser, jusqu’à ce qu’ils résonnent comme la langue sur une guimbarde. Encore quelques câbles à souder, joints et charbons à changer, et autres vidanges. La mère d’un copain m’avait cousu avec sa machine à coudre un nouveau revêtement de siège. Après quoi il ne me restait plus qu’à donner une multitude de coups de kick pour démarrer, sans résultat, puis ouvrir le carburateur à nouveau, souffler, mettre des filtres dans les deux tuyaux d’essence. Pour finir je demandai conseil à contrecœur aux vétérans qui s’en amusèrent. « Mais c’est normal, il faut du temps, si tu savais combien de coups de kick on a donné dans notre vie ! Patience et longueur de temps valent mieux que force ou que rage ! »
Voilà que la mi-mai était déjà passée, et moi en tout cas je commençais à en avoir assez d’attendre. Bon, heureusement la rue devant le garage descendait un peu. Nous poussâmes le sidecar à trois, et après avoir mis la vitesse et embrayé, voilà qu‘il se bloqua. Nouvelle tentative en passant la seconde cette fois, une courte pétarade et idem. Après un autre essai en troisième, le moteur tourna enfin. Rugissement, seconde à nouveau, gargouillement du moteur, on continua à pousser de toutes nos forces. Enfin, avant que la route soit plane, quelques ratés d’allumage, le moteur réfléchit, une fumée à empester sortait des pots, il se décida à tourner, ronronnait presque. Un coup d’accélérateur, puis il réagit. Tout le monde me tapa sur l’épaule. « On te l’avait bien dit ! Ça tourne comme une vraie horloge ! » Un petit tour à trois jusqu’à Mumholz, l’engin n’avait pas passé encore le contrôle technique, alors prudence ! Ensuite retour au garage pour les derniers réglages.
Je pris aussitôt rendez-vous avec le centre de contrôle, et entre-temps je fignolai mon engin en peignant la cabine du side-car en blanc, avec dessus en noir la carte du monde et en rouge mon itinéraire. Pour moi c’était clair à présent, d’abord en Inde, ensuite le tour de la terre ! Je choisis les pièces de rechange en me demandant ce qui pouvait bien casser pendant le périple ? Le moteur ? Peut-être bien, car il faisait un bruit bizarre que j’avais déjà expérimenté en tant que motocycliste sur un moteur à deux temps ! Pour le vendeur c’était le bruit typique de la KS601. Comme un moteur entier aurait été trop lourd à emporter, je préférai démonter les pistons et deux cylindres avec les culasses. Après avoir testé les boites à vitesse qui n’étaient pas si encombrantes que cela, je choisis la meilleure avec un tas de bricoles comme dynamo, régulateur, vis platinées, bougies, ampoules, quatre roues, mâchoires de frein, etc…Tout le reste, et ça faisait beaucoup, je l’emballai dans des cartons avec des inscriptions et l’entreposai dans la cave de mes parents.
J’avais la carte grise et l’assurance et pouvais donc aller au contrôle technique, mais pas plus. Je passais le reste du temps avant le rendez-vous à tester le side-car et me familiariser avec, la plupart du temps sur des chemins dans les champs et sur des routes de montagne, car un side-car ça demande de la maîtrise et peu de gens pouvaient me donner de conseils à ce sujet. Le jour J étant arrivé, je me rendis au centre de contrôle avec une certaine appréhension. Qui ne l’aurait d’ailleurs pas eue ? La décision du TÜV pouvait réduire à néant mon voyage, ou du moins le différer.
Au moment où le contrôleur fit le tour de l’engin, sa première remarque tomba : « Plus très jeune, année de mise en circulation 1952 ! » « Oui, de quatre ans plus jeune que moi ! » fis-je remarquer. « Bon, on va voir ça de plus près, allez sur le banc d’essai ! » Par chance le moteur démarra dès le cinquième coup de kick. On aurait dit que le hall amplifiait tous les bruits. Après avoir éteint le moteur sur la fosse, l’ingénieur secoua la moto dans tous les sens, passa un coup de chiffon ici ou là pour voir les numéros et examiner les joints de soudure. Moi je croisai les doigts…Jusqu’à présent il avait plutôt l’air satisfait. Il remarqua que même les freins du side-car fonctionnaient. Tandis que je relançai le moteur, il pencha la tête, sembla épier le moindre bruit. Puis il s’assit sur le siège, posa sa fiche de contrôle dans le side-car, fit un tour de terrain. Il testa les freins, un coup à gauche, un coup à droite, klaxon, phares, revint vers moi, descendit, me montra le cylindre gauche et la carte du monde sur la cabine du sidecar, pour finir par me dire : « Ce moteur ne tiendra pas cette distance ! » Je répliquai alors : « J’ai déjà entendu un bruit, mais l’ancien propriétaire pense que c’est normal ! » « C’est ça, ils disent tous pareil ! A part ça tout est en ordre ! » reprit-il, tout en collant la vignette sur la plaque d’immatriculation et en tamponnant les papiers.
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