« J’ai entendu dire que tu as l’intention d’aller en Inde, moi je voudrais me rendre en Afrique du Sud. On pourrait y aller ensemble ! » me dit-il à mon grand étonnement. Avant d’acheter le Combi VW, je n’avais fait que de la mobylette, un de ces modèles qui font tout au plus du 40 km/heure. Moi, ça me suffisait. Personne de la bande de mon frère ne m’avait jamais adressé la parole ou même salué. Ils ne me voyaient même pas ! J’étais d’autant plus surpris que l’un d’entre eux à présent daigne s’arrêter pour me parler ! Un vrai rocker, ça méprise tout autant les automobilistes que les conducteurs de mobylette, les cyclistes ou les piétons. Un jour l’un d’eux m’avait avoué que s’il rencontrait un piéton au bord de la route, d’un coup de pied il lui botterait les fesses ! J‘achevai de sortir en rampant de dessous la voiture et lui tendis ma main pleine de cambouis. « Quel honneur ! » me vint il à l’esprit. « Ce n’est pas tout à fait la même direction ! L’Inde c’est à l’est et l’Afrique du Sud plutôt au sud ! « C’est à peu près ça », répliqua t’il. « Que dirais-tu de nous retrouver ce soir autour d’une bonne bière ? Peut-être chez Rössel à Martinszell ? J’ai quelques copains qui viendraient aussi ».
J’avais plutôt envie de refuser. Qu’allais-je faire dans cette bande de rockers ? J’ai quand même dit oui, juste pour voir… Le soir nous nous retrouvâmes au bistrot. Ils arrivèrent sur leurs vieilles caisses refaites à neuf et toutes pétaradantes, moi dans mon vieux Combi à double pare-brise. Peu après nous trinquions autour d’une bonne bière. Je connaissais un peu deux d’entre eux que j’avais vus avec mon frère et je remarquais que nous avions une chose en commun, les mêmes ongles de doigts noircis ! « Bienvenue au club des bricoleurs ! » dit Walter. Les autres, c’était Gert et un autre Wolfgang. Il se révéla qu’un autre point commun nous réunissait : nous avions tous vu le film « Easy Rider » avec Peter Fonda et Denis Hopper, un road-movie à la fin tragique. Nous partagions le même enthousiasme pour ce film qui avait été pour eux le déclencheur de cette idée d’un grand périple en moto. La voiture c’est bon pour les bourgeois ! La moto ça c’est la liberté !
Lors de cette soirée humide et joyeuse, l’autre Wolfgang se révéla être un bon plaisantin et Gert un gars sympa. Ils ne sont pas si mal que ça les rockers quand on les connait un peu ! Nous nous séparâmes sur un compromis : ils renonceraient à l’Afrique du Sud, moi à mon Combi VW, ils viendraient avec moi en Inde et entretemps je me procurerais une moto.
Lors du rendez-vous suivant il fut décidé que nous roulerions tous en BMW 250 cm3, plus exactement en R25/3, car d’après eux c’était la moto la plus fiable jamais construite, en quelque sorte le « tracteur » des motos. Bien sûr entretemps ces caisses ont un peu vieilli, mais c’est aussi pour cela qu’elles ont pu faire leur preuve ! En plus si tout le monde a le même engin, en cas de grave dommage on peut utiliser toutes les pièces en bon état en cas de besoin. Logique, non ?
Il y eut deux autres rencontres à l’issue desquelles la fin mars fut fixée comme date de départ, car l’autre Wolfgang devait auparavant terminer son service militaire, ce qui nous laissa suffisamment de temps pour nous procurer les engins ainsi que pour les préparatifs. Nous voulions aussi partir assez tôt pour éviter la mousson qui s‘abat en juillet en Inde.
Dans la revue « Käsblättle » je trouvai la moto que je cherchais, un superbe engin que j’essayai aussitôt en dépit de la neige épaisse et au prix de quelques superbes chutes. Un avant-goût d’Himalaya ! Walter et Wolfgang devinrent bientôt aussi possesseurs de la même compagne de route qu’ils appelèrent affectueusement « ma fiancée » et qui devint rapidement le centre de nos conversations. A nous entendre parler, on nous prenait pour des fous qui avaient longtemps auparavant fait le pari de ne pas se marier, et parmi lesquels seul Gert était toujours « célibataire ». Un soir où nous nous rendions à notre rendez-vous, une BMW 600 nous dépassa en nous faisant « déguster » son pot d’échappement. Le conducteur nous fit un salut de la main, et Walter une fois derrière lui, dit en levant le poing : « Vantard ! »...
A l’arrivée devant notre troquet habituel la BMW600 nous attend. En entrant dans la salle, Gert est là assis et nous regarde d’un air moqueur qui ne fait qu’alimenter la rancœur des copains. « Traitre ! Nous avions convenu de prendre tous le même engin ! » Il dit en riant : « Au moins je pourrai vous remorquer en cas de panne ! » « On n’a pas du tout envie de respirer ta poussière sur les 10 000 kilomètres à venir ! » Je réussis à grand peine à éviter une bagarre, et avec l’approbation générale de tous, Gert est exclu du groupe…
Au cours des différentes rencontres d’autres gars se joignent à nous, car Walter a passé des annonces dans les journaux, ce qui n’est d’ailleurs pas de mon goût. Je n’ai pas envie de me retrouver dans une colonie ! Mais au fur et à mesure qu’ils arrivent ils jettent l’éponge, et pour finir nous ne sommes plus que trois. Afin de trouver des sponsors, j’envoie des lettres à BMW et d’autres firmes ainsi qu’aux journaux pour leur présenter notre projet. A chaque fois la même réponse : « Faites d’abord le voyage, on en reparlera après ! »
Entretemps nous relookons nos engins avec l’aide du frère de Walter qui est peintre et spécialiste du pistolet : cadre noir, garde-boue blanc, réservoir rouge, casque aux couleurs du drapeau allemand en bandes verticales, ce qui a fait d’ailleurs l’objet d’une longue discussion en soirée. A la majorité il est convenu que des bandes horizontales ça fait moche, tant pis donc si on nous prend pour des Belges ! Je fais faire une révision complète du moteur de ma « fiancée » par Poschenrieder, le champion mondial de la discipline moto « Speedway » qui habite dans notre village et qui a un atelier d’alésage de cylindres. Deux précautions valent mieux qu’une !
Notre départ est différé car Walter doit terminer un chantier pour lequel il sollicite mon aide, ce qui n’est pas finalement une mauvaise idée. En effet pour le périple je pourrais bien avoir besoin d’un peu plus d’argent que ce que je me suis économisé au cours de ma scolarité grâce aux cours de rattrapage, et en travaillant tous les mercredis dans une usine de plastique…
C’est ainsi que se passa le mois de mars pour moi en travaillant comme manœuvre avec Walter sur le chantier d’installation de chauffage, juste en face du lycée de filles que fréquentait Marion, ma copine. Nous faisions en sorte que nos pauses repas correspondent à celles des lycéennes pour nous permettre « d’inspecter les carcasses » comme nous disions alors, assis tous deux sur le toit plat du 5è étage, jambes ballantes dans le vide. Hormis cela, nos pauses se faisaient plus longues que celles des filles, et Walter lambinait, peu pressé qu’il était de s’esquiver.
A la mi-avril, Wolfgang était absent de nos rendez-vous et était devenu soudain injoignable pour ses meilleurs amis ! Après que nous eûmes épié ses vagabondages, il finit par nous avouer qu’on lui aurait proposé un poste de fonctionnaire, une occasion unique pour lui. « Alors je peux te tracer d’avance ton CV : je suis né, je suis allé à l’école, je suis devenu fonctionnaire puis retraité ! Un facteur de plus et un compagnon de voyage en moins ! » Walter le traita de lâcheur et de bourgeois. A force d’insister pour que nous fixions une date de départ, nous nous mîmes d’accord pour le 2 mai, juste après le jour férié. Mais comme les vérifications d’étanchéité de l‘installation devaient se faire le 5, le départ fut à nouveau ajourné. Il m’envoya à la cave ouvrir la vanne, tout en m’attendant en haut pour le déjeuner et pour « mater les filles ». Une fois le repas terminé et les filles à nouveau dans leurs classes, les vases d’expansion encore au sec, un cri retentit soudain de la cave : « Quel travail de cochon ! Toute la cave est inondée ! Descendez tout de suite, bande de branquignols ! » C’était l’installateur du réseau d’eau qui était descendu dans la cave pour couper quelques tuyaux de robinetterie. On avait de l’eau jusqu’aux chevilles ! Elle était descendue du rez-de-chaussée, après s’être frayé un chemin à travers des soudures mal faites ! Et voilà la fin du chantier à nouveau repoussée à une date indéterminée. Je lui dis que j’en avais assez, car j’avais remarqué que Walter ne se montrait pas pressé. « Si tu ne veux pas partir je m’en vais seul, mais j’en ai assez de tourner en rond ! » Il m’avoua alors qu’il n’était plus très motivé et surtout qu’il n’avait pas assez d’argent. Mais je n’en démordis pas et je me rendis chez notre patron pour démissionner, suite à quoi il voulut absolument me garder et me proposa une augmentation de salaire, alors que pour moi mon avenir ne me semblait pas prédestiné à une carrière de plombier. Il me semblait être le dernier des dix petits nègres de la comptine. Il me fallait veiller à ne pas rester sur le carreau !
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