1 ...7 8 9 11 12 13 ...21 Nous avons échangé peu de paroles, et il s’est arrêté à l’entrée du parc de Thrushcross en me disant que je ne pouvais plus me tromper. Nos adieux se sont bornés à un rapide salut, puis j’ai continué ma marche, réduit à mes seules ressources ; car la loge du portier est inoccupée jusqu’à présent. La distance de la porte du parc à la Grange est de deux milles ; je crois que je suis bien arrivé à en faire quatre, en me perdant au milieu des arbres et enfonçant jusqu’au cou dans la neige : désagrément que seuls peuvent apprécier ceux qui l’ont expérimenté. En tout cas, quels qu’aient été mes tours et détours, midi sonnait comme j’entrais dans la maison, ce qui faisait exactement une heure pour chaque mille du chemin ordinaire depuis les Hauts de Hurle-Vent.
Ma femme de charge et ses satellites se sont précipitées pour m’accueillir, s’écriant avec volubilité qu’elles me croyaient complètement perdu. Tout le monde supposait que j’avais péri la nuit précédente et elles se demandaient comment s’y prendre pour se mettre à la recherche de mes restes. Je leur ai dit de se calmer, puisqu’elles me voyaient revenu, et, transi jusqu’à la moelle, je me suis traîné en haut. Après avoir mis des vêtements secs et marché de long en large pendant trente à quarante minutes, pour restaurer la chaleur animale, je me suis retiré dans mon cabinet de travail, faible comme un petit chat : presque trop faible pour jouir du feu pétillant et du café fumant que la servante m’a préparé pour me remonter.
1Le diable. ( Note du traducteur. )
2 Saint Matthieu , XVII, 21, 22 : « Alors Pierre, s’approchant de lui, dit : Seigneur, toutes les fois que mon frère péchera contre moi, lui pardonnerai-je ? jusqu’à sept fois ? Jésus lui dit : Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à septante fois sept fois. » ( Note du traducteur .)
3C’est-à-dire : le premier péché de la septante et unième série de sept, ou le quatre cent quatre-vingt-onzième péché, celui qui viendrait après les quatre cent quatre-vingt-dix péchés qu’un chrétien doit pardonner. ( Note du traducteur )
4Équivalent de Raminagrobis en français. ( Note du traducteur. )
Quelles pauvres girouettes nous sommes ! Moi qui avais résolu de me libérer de tous rapports sociaux et qui bénissais ma bonne étoile de m’avoir fait enfin découvrir un endroit où de tels rapports sont à peu près impossibles, moi, faible créature, après avoir lutté jusqu’au crépuscule contre l’abattement et la solitude, j’ai été vaincu et forcé d’amener mon pavillon. Sous prétexte de demander des indications sur ce qui était nécessaire à mon installation, j’ai prié Mrs. Dean, quand elle a apporté mon souper, de s’asseoir pendant que je mangeais. J’espérais sincèrement que j’allais trouver en elle une vraie commère et que, si elle ne me tirait pas de ma torpeur, elle finirait au moins par m’endormir.
– Vous êtes ici depuis très longtemps, ai-je commencé. N’avez-vous pas dit depuis seize ans ?
– Dix-huit, monsieur. Je suis arrivée au moment où ma maîtresse se mariait, pour faire son service ; après sa mort, le maître m’a conservée comme femme de charge.
– Vraiment.
Un silence a suivi. Elle n’était pas fort bavarde, craignais-je, sauf peut-être quand il s’agissait de ses propres affaires, qui pouvaient difficilement m’intéresser. Cependant, après s’être recueillie un instant, un poing sur chaque genou, un nuage méditatif sur sa figure rubiconde, elle s’est écriée :
– Ah ! les temps ont bien changé depuis lors !
– Oui, ai-je remarqué, vous avez dû voir beaucoup de transformations, je suppose ?
– Sans doute ; et de souffrances aussi.
« Oh ! je vais amener la conversation sur la famille de mon propriétaire, ai-je pensé. Bon sujet à mettre sur le tapis ! J’aimerais à savoir l’histoire de cette jeune et jolie veuve. Est-elle native de cette contrée ou, comme il est plus probable, est-ce une étrangère que les indigènes hargneux ne veulent pas reconnaître comme des leurs ? » Dans cette intention, j’ai demandé à Mrs. Dean pourquoi Heathcliff louait Thrushcross Grange et préférait de vivre dans une situation et une demeure si inférieures.
– N’est-il pas assez riche pour entretenir convenablement la propriété ?
– Riche, monsieur ! Personne ne sait ce qu’il a d’argent et chaque année sa fortune s’accroît. Oui, oui, il est assez riche pour vivre dans une maison plus luxueuse même que celle-ci ; mais il est plutôt... serré. S’il avait eu l’intention de venir s’installer à Thrushcross Grange, il aurait suffi qu’il entendît parler d’un bon locataire pour qu’il ne pût se résigner à laisser échapper la chance de gagner quelques centaines d’écus de plus. Il est étrange qu’on puisse être aussi cupide quand on est seul en ce monde !
– Il avait un fils, je crois ?
– Oui, il en avait un... il est mort.
– Et cette jeune dame, Mrs. Heathcliff, est la veuve de ce fils ?
– Oui.
– D’où est-elle originaire ?
– C’est la fille de mon défunt maître, monsieur : Catherine Linton était son nom de jeune fille. Je l’ai élevée, la pauvre enfant ! J’aurais souhaité que Mr. Heathcliff vînt habiter ici, pour que nous nous fussions trouvées réunies.
– Quoi ! Catherine Linton ? me suis-je écrié avec étonnement. Mais une minute de réflexion m’a convaincu que ce n’était pas mon fantôme de Catherine. Alors, ai-je poursuivi, mon prédécesseur s’appelait Linton ?
– Parfaitement.
– Et qui est cet Earnshaw... Hareton Earnshaw, qui habite avec Mr. Heathcliff ? Sont-ils parents ?
– Non, c’est le neveu de feu Mrs. Linton.
– Le cousin de la jeune femme, par conséquent ?
– Oui ; et son mari était son cousin aussi : l’un du côté de la mère, l’autre du côté du père. Heathcliff a épousé la sœur de Mr. Linton.
– J’ai vu à Hurle-Vent le nom « Earnshaw » gravé au-dessus de la porte principale. Est-ce une vieille famille ?
– Très vieille, monsieur. Hareton en est le dernier rejeton, comme notre Miss Cathy est le dernier de la nôtre... je veux dire de celle des Linton. Vous avez été à Hurle-Vent ? Je vous demande pardon de ma curiosité ; mais je serais contente de savoir comment elle va.
– Mrs. Heathcliff ? Elle avait l’air fort bien portante, et c’est une jolie femme ; pourtant elle ne paraît pas très heureuse.
– Oh ! Dieu ! cela ne m’étonne pas ! Et qu’avez-vous pensé du maître ?
– Un gaillard plutôt rude, Mrs. Dean. N’est-ce pas là sa caractéristique ?
– Rude comme un tranchant de scie, dur comme du basalte ! Moins vous aurez affaire à lui, mieux vous vous en trouverez.
– Il doit avoir eu des hauts et des bas dans l’existence pour être devenu si hargneux. Connaissez-vous quelque chose de son histoire ?
– C’est celle du coucou, monsieur. Je la connais tout entière, sauf que j’ignore où il est né, qui étaient ses parents, et comment il a fait sa fortune dans le début. Hareton a été jeté hors de son nid comme un jeune moineau ! Le malheureux garçon est le seul dans toute la paroisse à ne pas se douter de la manière dont il a été frustré.
– Eh bien ! Mrs. Dean, ce serait faire œuvre charitable que de me raconter quelque chose de mes voisins. Je sens que je ne dormirai pas si je vais me coucher, ainsi donc, soyez assez aimable pour vous asseoir et bavarder une heure.
– Oh ! certainement, monsieur. Je vais aller chercher mon ouvrage et je resterai ensuite autant qu’il vous plaira. Mais vous avez pris froid ; je vous ai vu grelotter, et il vous faut un peu de gruau pour chasser le mal.
Читать дальше