La soirée se passa tranquillement et M. Woodhouse se refusa à jouer aux cartes pour se consacrer tout entier à la conversation de sa chère Isabelle. La petite société se divisa en deux parties : d’un côté M. Woodhouse et sa fille, de l’autre les deux messieurs Knightley. Les sujets de conversation respectifs ne se mêlaient que très rarement ; Emma se joignait alternativement à l’un ou à l’autre groupe.
Les deux frères parlaient de leurs affaires, mais surtout de celles de l’aîné comme magistrat, celui-ci avait souvent à interroger son frère sur quelque point de droit, ou bien une anecdote curieuse à raconter ; comme fermier dirigeant l’exploitation du domaine de famille, il était tenu de dire ce que chaque champ devait produire l’année suivante et de donner toutes les informations locales susceptibles d’intéresser son frère : les questions que ce dernier posait relativement au plan d’une canalisation, au changement d’une barrière, à l’abatage d’un arbre, témoignaient du soin avec lequel il suivait tous les détails des travaux agricoles. Pendant ce temps, M. Woodhouse échangeait avec sa fille des regrets attendris et des propos de tendre inquiétude.
— Ma pauvre chère Isabelle, dit-il affectueusement en prenant la main de sa fille, interrompant quelques instants l’ouvrage destiné à un des cinq enfants, comme il y a longtemps que nous n’avons été réunis ici et comme vous devez être fatiguée du voyage ! Il faudra vous coucher de bonne heure, ma chère, et je vous recommande de prendre un peu de bouillie ayant de monter. Ma chère Emma, si vous faisiez préparer la bouillie pour tout le monde ?
Emma ne put entrer dans ces vues, sachant que les deux messieurs Knightley étaient aussi irréductibles qu’elle sur ce point, et deux assiettées seulement furent commandées.
Après avoir fait l’éloge de cet aliment et s’être étonné de ne pas rencontrer une approbation unanime, M. Woodhouse dit d’un air grave :
— Quelle étrange idée, ma chère, vous avez eue de passer votre été à South End au lieu de venir ici. Je n’ai jamais eu grande confiance dans l’air de la mer.
— M. Wingfield a particulièrement insisté, monsieur, pour nous faire faire ce déplacement, il le jugeait opportun pour tous les enfants, mais particulièrement pour la petite Bella qui a la gorge délicate ; il tenait essentiellement à lui faire prendre des bains de mer.
— Ah ! ma chère, mais Perry, au contraire, n’était pas d’avis que la mer fût indiquée pour le cas de cette enfant ; quant à moi il y a longtemps que je suis persuadé que la mer ne fait du bien à personne ; moi-même j’ai failli y mourir.
— Allons, allons, dit Emma sentant que la conversation s’égarait, il faut que je vous prie de ne plus parler de la mer. Cela m’attriste et me rend envieuse, moi qui ne l’ai jamais vue. Voilà un sujet prohibé. Ma chère Isabelle, je ne vous ai pas encore entendu demander des nouvelles de M. Perry et lui ne vous oublie jamais !
— Oh ! cet excellent M. Perry ! Comment se porte-t-il, monsieur !
— Mais assez bien ; pas tout à fait bien pourtant ; ce pauvre Perry a mal au foie et il n’a pas le temps de se soigner ; il est appelé d’un bout à l’autre du pays : je pense qu’il n’y a pas un autre médecin qui ait une pareille clientèle mais il faut dire aussi qu’il n’y a nulle part un médecin plus intelligent.
— Et Mme Perry, et les enfants, comment vont-ils ? Ont-ils grandi ? J’ai beaucoup d’amitié pour M. Perry. J’espère qu’il viendra bientôt à Hartfield ; il sera si content de voir mes petits.
— Je compte sur lui demain : j’ai à le consulter sur un ou deux points et, ma chère, je vous conseille de lui laisser examiner la gorge de la petite Bella.
— Oh, monsieur, sa gorge va tellement mieux que je n’ai plus d’inquiétude à ce sujet ; j’attribue cette amélioration soit aux bains de mer qui lui ont très bien réussi soit à l’application d’un liniment ordonné par M. Wingfield.
— Si j’avais su, ma chère, que vous aviez besoin d’un liniment je n’aurais pas manqué d’en parler à …
— Vous semblez, Isabelle, avoir tout à fait oublié les Bates, interrompit Emma, je ne vous ai pas entendu prononcer leur nom.
— Je suis honteuse de ma négligence, mais vous me donnez de leurs nouvelles dans la plupart de vos lettres. J’irai demain rendre visite à cette excellente Mme Bates et je lui conduirai mes enfants ; elle et Mlle Bates sont toujours si heureuses de les voir. Quelles braves créatures ! Comment vont-elles, monsieur ?
— Mais assez bien, ma chère ; toutefois la pauvre Mme Bates a eu un très fort rhume, le mois dernier.
— Comme j’en suis fâchée ! Mais les rhumes n’ont jamais été aussi nombreux que cet automne. M. Wingfield a rarement vu autant de malades, sauf dans une période d’influenza.
— C’est, en effet, un peu ce qui s’est passé ici, mais pas à ce point ; Perry dit que les rhumes ont été assez fréquents, mais qu’il a vu de plus mauvais mois de novembre ; dans l’ensemble, Perry ne considère pas cette année comme particulièrement mauvaise.
— Mais je crois que M. Wingfield partage cette opinion, sauf en ce qui concerne…
— La vérité, ma chère enfant, c’est qu’à Londres la saison est toujours mauvaise. Personne ne se porte bien à Londres ; c’est une chose terrible que vous soyiez forcée d’y vivre : si loin et au mauvais air !
— Il ne faut pas, monsieur, confondre notre quartier avec le reste de Londres ; le voisinage de Brunswick Square fait toute la différence ! M. Wingfield est tout à fait d’avis qu’on ne pourrait trouver un quartier plus aéré.
— Ah ! ma chère, ce n’est pas Hartfield ! Vous avez beau dire, après une semaine passée ici, vous êtes transformée ; vous n’avez plus la même mine. Je dois avouer que je ne trouve aucun de vous en bien bon état.
— Je suis fâchée de vous entendre parler ainsi ; mais je puis vous assurer qu’en dehors de mes palpitations et de mes maux de tête nerveux, auxquels je suis toujours sujette, je me sens parfaitement bien ; et si les enfants étaient un peu pâles avant de se coucher, c’est simplement parce qu’ils étaient fatigués du voyage. Je suis persuadée que vous aurez meilleure opinion de leur mine demain ; M. Wingfield m’a dit qu’il ne se souvenait nous avoir vus nous mettre en route en meilleure santé. Il ne vous semble pas au moins, ajouta-t-elle en se tournant avec une affectueuse sollicitude vers son mari, que M. Jean Knightley ait l’air malade ?
— Je ne puis vous faire mon compliment, ma chère, je trouve que M. Jean Knightley est loin d’avoir bonne mine.
— Qu’y a-t-il, monsieur, est-ce que vous me parlez ? dit M. Jean Knightley en entendant prononcer son nom.
— Je regrette bien, mon chéri, d’apprendre que mon père ne vous trouve pas bonne mine, mais j’espère que ce n’est qu’un peu de fatigue. Néanmoins, vous le savez, j’aurais désiré que vous vissiez M. Wingfield avant de partir.
— Ma chère Isabelle, reprit vivement M. Jean Knightley, je vous prie de ne pas vous occuper de ma mine. Contentez-vous de vous soigner, vous et vos enfants.
— Je n’ai pas bien compris ce que vous disiez à votre frère, interrompit Emma, au sujet de votre ami M. Graham : a-t-il l’intention de faire venir un régisseur d’Écosse pour son nouveau domaine ? Est-ce que le vieux préjugé ne sera pas trop fort ?
Elle parla de la sorte assez longtemps et quand elle se retourna vers son père et sa sœur elle eut la satisfaction de les entendre causer de Jane Fairfax ; celle-ci n’était pas particulièrement dans ses bonnes grâces ; mais, dans la circonstance présente, Emma fut enchantée de joindre sa voix au concert de louanges.
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