— Il me semble en effet, dit M. Jean Knightley en riant, que M. Weston a également quelques droits. Il nous appartient, Emma, de prendre la défense du pauvre mari ; par état je suis qualifié pour intervenir et vous qui êtes encore libre il ne vous est pas interdit de faire preuve d’impartialité. Quant à Isabelle, il y a assez longtemps qu’elle est mariée pour comprendre tout l’avantage qu’il y aurait à mettre les MM. Weston de côté.
— Moi, mon chéri, reprit sa femme, est-ce que vous faites allusion à moi ? Personne ne peut être plus à même que je le suis de parler en faveur du mariage, et s’il ne s’était agi de quitter Hartfield j’aurais toujours considéré Mlle Taylor comme une femme très fortunée. D’autre part, je puis vous assurer que je n’ai jamais eu l’intention de méconnaître les titres de cet excellent M. Weston ; il n’y a pas de bonheur que je ne lui souhaite ; je le considère comme un des hommes les plus affables qui existent ; excepté vous et votre frère, je ne connais personne qui ait meilleur caractère. Je n’oublierai jamais la bonne grâce qu’il a mise à lancer le cerf-volant d’Henri un jour de grand vent pendant les dernières vacances de Pâques ; et depuis le jour où il a pris la peine de m’écrire en rentrant chez lui, à minuit, pour me rassurer au sujet d’une rumeur relative à des cas de fièvre typhoïde à Cobham, j’ai toujours eu la conviction qu’il n’y a pas un meilleur cœur sur la terre. Personne plus que Mlle Taylor ne méritait un pareil mari !
— Où est le jeune homme ? dit M. Jean Knightley ; a-t-il fait son apparition, oui ou non ?
— Il a été question d’une visite au moment du mariage, répondit Emma ; mais notre attente a été déçue. Depuis je n’ai plus entendu parler de lui.
— Vous oubliez la lettre, ma chère ! reprit M. Woodhouse. Il a écrit une lettre de félicitations à cette pauvre Mme Weston qui me l’a montrée et je l’ai trouvée fort bien tournée. Je ne puis affirmer que l’idée vienne de lui : il est jeune, et c’est peut-être son oncle…
— Mon cher papa, il a vingt-trois ans ; vous oubliez que le temps passe.
— Vingt-trois ans ! Est-ce possible ? Je ne l’aurais jamais cru ; il n’avait que deux ans quand sa pauvre mère est morte ; les années s’envolent véritablement et ma mémoire est bien mauvaise. Quoiqu’il en soit, la lettre était parfaite ; je me rappelle qu’elle était datée de Weymouth et qu’elle commençait ainsi : « Ma chère madame », mais je ne me rappelle pas la suite ; elle était signée : « Fr. C. Weston Churchill. »
— C’est tout à sa louange, s’écria Mme Jean Knightley, toujours prête à approuver. Je ne doute pas que ce ne soit un aimable jeune homme, mais c’est bien triste qu’il ne vive pas dans la maison de son père. Il y a quelque chose de si choquant à ce qu’un enfant soit enlevé à ses parents ! Je n’ai jamais pu comprendre que M. Weston ait pu se résigner à se séparer de son fils. Abandonner son enfant ! Je ne pourrais jamais avoir bonne opinion d’une personne qui serait capable de faire une telle proposition.
— Personne n’a jamais eu bonne opinion des Churchill, dit froidement M. Jean Knightley, mais ne vous imaginez pas, ma chère Isabelle, que M. Weston ait ressenti, en laissant partir son fils, ce que vous éprouveriez en vous séparant d’Henri ou de Jean. M. Weston a un caractère enjoué et conciliant, mais sans profondeur ; il prend les choses comme elles viennent et en tire le meilleur parti possible ; je pense qu’il attache plus d’importance aux satisfactions de ce qu’on appelle le monde, c’est-à-dire à la possibilité, de prendre ses repas et de jouer au whist cinq fois par semaine avec ses voisins, qu’aux affections de famille ou aux satisfactions de son intérieur.
Emma ne pouvait qu’être blessée d’une remarque aussi désobligeante pour M. Weston et elle avait grande envie d’y répondre, mais elle se retint et laissa tomber le sujet. Elle était désireuse de conserver la paix, si c’était possible ; d’autre part, elle ne pouvait s’empêcher d’admirer la force du lien de famille chez son beau-frère et le sentiment qui lui faisait tenir ce langage.
M. Knightley devait dîner à Hartfield, un peu contre l’inclination de M. Woodhouse qui n’aimait à partager avec personne le premier soir d’Isabelle. Mais Emma qui avait l’esprit droit en avait décidé ainsi. En dehors des égards qu’il était naturel de témoigner aux deux frères, elle avait eu un plaisir particulier à faire cette invitation à cause du désaccord survenu entre elle et M. Knightley.
Elle espérait que le moment de la réconciliation était venu ; à vrai dire, le mot n’était pas exact, car elle ne se considérait pas comme ayant eu des torts et elle savait que, de son côté, il ne voudrait jamais reconnaître les siens ; les concessions réciproques étaient donc hors de question ; mais il était temps de paraître avoir oublié qu’ils s’étaient jamais querellés ; elle comptait que la présence des enfants servirait de prétexte à la reprise de leurs relations d’amitié : quand il entra dans le salon, Emma tenait sur ses genoux une gentille petite fille d’environ huit mois qui faisait sa première visite à Hartfield et paraissait très satisfaite de sauter dans les bras de sa tante ; tout en débitant avec un visage grave des réponses concises, il fut vite amené à parler des nouveaux arrivants sur un ton habituel : il finit par lui prendre l’enfant des bras de la façon la moins cérémonieuse. Emma sentit qu’ils étaient de nouveau amis ; cette conviction lui rendit toute sa confiance en elle-même. Elle ne put s’empêcher de faire allusion à leur récent malentendu et elle dit, pendant qu’il admirait l’enfant :
— Nos opinions sur les adultes diffèrent parfois essentiellement, mais j’ai remarqué que, quand il s’agit de nos neveux et nièces, nous sommes toujours d’accord.
— Si au lieu de subir le joug de la fantaisie et du caprice, vous vous laissiez guider par la nature dans vos jugements sur les hommes et les femmes, comme vous l’êtes quand il s’agit de ces enfants, nous aurions toujours la même manière de voir.
— Évidemment, nos désaccords ne peuvent provenir que de mon manque de jugement !
— Oui, répondit-il en souriant, et pour une bonne raison : j’avais seize ans quand vous êtes née.
— Je ne doute pas que votre jugement ne fût, à cette époque de notre vie, bien supérieur au mien ; mais ne pensez-vous pas que cette période de vingt-et-une années ait sensiblement modifié les coefficients de notre intelligence ?
— Certainement, elle les a rapprochés.
— Pas assez cependant pour que je puisse avoir raison contre vous ?
— Je garderai toujours une avance de seize années d’expérience ; j’ai de plus l’avantage de ne pas être une jolie femme et de n’avoir pas été un enfant gâté. Allons, ma chère Emma, soyons amis et n’en parlons plus. Dites à votre tante, petite Emma, qu’elle devrait vous donner un meilleur exemple que de réveiller de vieux griefs et que, si elle n’était pas dans son tort auparavant, elle l’est aujourd’hui.
— C’est juste, dit-elle, devenez meilleure que votre tante, ma petite Emma ; soyez plus intelligente et moins vaniteuse. Encore un mot, monsieur Knightley, et j’ai fini : je me plais à reconnaître que nous étions tous les deux bien intentionnés, et je désire savoir si M. Martin n’a pas été cruellement désappointé.
— Il est impossible de l’être plus.
— Vraiment ! Je le regrette beaucoup. Allons, serrons-nous la main.
Cette effusion venait de prendre fin, quand Jean Knightley fit son entrée ; et les : « Comment va Georges ? Jean, comment allez-vous ? » se succédèrent selon la vraie tradition anglaise ; ils cachaient sous une froideur apparente leur réel attachement qui aurait conduit chacun à faire tout pour le bien de l’autre.
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