La joie éternelle anime
L’âme de la création.
Transmet la flamme de la vie
Par la force mystérieuse des germes ;
C’est elle qui a fait surgir l’herbe,
Transformé le chaos en soleils
Dispersés dans les espaces
Non soumis à l’astronome.
Tout ce qui respire
Puise la joie au sein de la bonne Nature ;
Elle entraîne à sa suite les êtres et les
/ peuples ;
C’est elle qui nous a donné
Des amis dans l’adversité,
Le jus des grappes, les couronnes des Grâces,
Aux insectes, la sensualité...
Et l’ange se tient devant Dieu.
Mais assez de vers. Laisse-moi pleurer. Que ce soit une niaiserie raillée par tout le monde, excepté par toi. Voilà tes yeux qui brillent. Assez de vers. Je veux maintenant te parler des « insectes », de ceux que Dieu a gratifiés de la sensualité. J’en suis un moi-même, et ceci s’applique à moi. Nous autres, Karamazov, nous sommes tous ainsi ; cet insecte vit en toi, qui es un ange, et y soulève des tempêtes. Car la sensualité est une tempête, et même quelque chose de plus. La beauté, c’est une chose terrible et affreuse. Terrible, parce qu’indéfinissable, et on ne peut la définir, car Dieu n’a créé que des énigmes. Les extrêmes se rejoignent, les contradictions vivent accouplées. Je suis fort peu instruit, frère, mais j’ai beaucoup songé à ces choses. Que de mystères accablent l’homme ! Pénètre-les et reviens intact. Par exemple la beauté. Je ne puis supporter qu’un homme de grand cœur et de haute intelligence commence par l’idéal de la Madone, pour finir par celui de Sodome. Mais le plus affreux, c’est, tout en portant dans son cœur l’idéal de Sodome, de ne pas répudier celui de la Madone, de brûler pour lui comme dans ses jeunes années d’innocence. Non, l’esprit humain est trop vaste ; je voudrais le restreindre. Comment diable s’y reconnaître ? Le cœur trouve la beauté jusque dans ta honte, dans l’idéal de Sodome, celui de l’immense majorité. Connaissais-tu ce mystère ? C’est le duel du diable et de Dieu, le cœur humain étant le champ de bataille. Au reste, on parle de ce qui vous fait souffrir. Arrivons donc au fait. »
1Nekrassov : Quand des ténèbres de l’erreur.. , strophe VI.
2Conte populaire russe qui a inspiré à Pouchkine son fameux Conte du pêcheur et du poisson (1833).
3Aliocha est un ange, un chérubin, Dmitri un insecte, un un ver de terre; nulle part que dans cette confession d'un coeur ardent le style de Schiller n'a déteint sur celui de Dostoïevski
4Vers initial d’une poésie célèbre de Goethe, Das Goettlich (le Divin) : Edel sei der Mensch.
5 À la joie . En réalité, seules les deux dernières strophes que Dostoïevski cite dans la traduction de Tioutchev, correspondent respectivement aux strophes 3 et 4 de l’ode de Schiller. Les quatre premières strophes sont empruntées à la traduction par Joukovski d’une autre poésie de Schiller : Das eleusische Fest ( la Fête d’Eleusis ), strophes 2, 3 et 7. Quant aux deux premiers vers : Tel Silène vermeil..., ils proviennent d’une adaptation par un certain Likhatchef d’une troisième poésie de Schiller : Die Götter Griechenlands ( Les Dieux de la Grèce ) ; il n’est d’ailleurs pas question de Silène dans l’original. Les traductions poétiques de Tioutchev de Joukovski diffèrent parfois assez sensiblement, elles aussi, du texte allemand.
Confession d’un cœur ardent. Anecdotes
« Je faisais la fête. Notre père prétendait tantôt que j’ai dépensé des milliers de roubles pour séduire des jeunes filles. Imagination de pourceau ! C’est un mensonge, car mes conquêtes ne m’ont jamais rien coûté. Pour moi l’argent n’est que l’accessoire, la mise en scène. Aujourd’hui, je suis l’amant d’une grande dame, demain d’une fille des rues. Je divertis les deux, prodiguant l’argent à poignées, avec musique et tziganes. S’il le faut, je leur en donne, car à vrai dire l’argent ne leur déplaît pas ; elles vous remercient. Les petites dames ne m’aimaient pas toutes, mais bien souvent. J’affectionnais les ruelles, les impasses sombres et désertes, théâtre d’aventures, de surprises, parfois de perles dans la boue. Je m’exprime allégoriquement, frère, ces ruelles n’existaient qu’au figuré. Si tu étais pareil à moi, tu comprendrais. J’aimais la débauche pour son abjection même. J’aimais la cruauté ; ne suis-je pas une punaise, un insecte malfaisant ? Un Karamazov, c’est tout dire ! Une fois, il y eut un grand pique-nique, où l’on se rendit en sept troïkas 1, l’hiver, par un temps sombre ; en traîneau, je couvris de baisers ma voisine – une fille de fonctionnaire sans fortune, charmante et timide – ; dans l’obscurité, elle me permit des caresses fort libres. La pauvrette s’imaginait que le lendemain je viendrais la demander en mariage (car on faisait cas de moi comme fiancé) ; mais je restai cinq mois sans lui dire un mot. Souvent, quand on dansait, je la voyais me suivre du regard dans un coin du salon, les yeux brûlant d’une tendre indignation. Ce jeu ne faisait que délecter ma sensualité perverse. Cinq mois après, elle épousa un fonctionnaire et partit... furieuse et peut-être m’aimant encore. Ils vivent heureux, maintenant. Remarque que personne n’en sait rien, sa réputation est intacte ; malgré mes vils instincts et mon amour de la bassesse, je ne suis pas malhonnête. Tu rougis. Tes yeux étincellent. Tu en as assez de cette fange. Pourtant, ce ne sont là que des guirlandes à la Paul de Kock. J’ai, frère, tout un album de souvenirs. Que Dieu les garde, les chères créatures. Au moment de rompre, j’évitais les querelles. Je n’en ai jamais vendu ni compromis une seule. Mais cela suffit. Crois-tu que je t’aie appelé seulement pour te débiter ces horreurs ? Non, c’est afin de te raconter quelque chose de plus curieux ; mais ne sois pas surpris que je n’aie pas honte devant toi, je me sens même à l’aise.
– Tu fais allusion à ma rougeur, déclara soudain Aliocha. Ce ne sont pas tes paroles ni même tes actions qui me font rougir d’être pareil à toi.
– Toi ? Tu vas un peu loin.
– Non, je n’exagère pas, proféra Aliocha avec chaleur. (On voyait qu’il était en proie à cette idée depuis longtemps.) L’échelle du vice est la même pour tous. Je me trouve sur le premier échelon, tu es plus haut, au treizième, mettons. J’estime que c’est absolument la même chose : une fois le pied sur le premier échelon, il faut les gravir tous.
– Le mieux, donc, est de ne pas s’y engager ?
– Évidemment, si c’est possible.
– Eh bien, en es-tu capable ?
– Je crois que non.
– Tais-toi, Aliocha, tais-toi, mon cher, j’ai envie de te baiser la main d’attendrissement. Ah ! cette coquine Grouchegnka connaît les hommes ; elle m’a dit, une fois, qu’un jour ou l’autre elle t’avalerait. C’est bien, je me tais ! Mais quittons ce terrain sali par les mouches pour en venir à ma tragédie, salie, elle aussi, par les mouches, c’est-à-dire par toutes sortes de bassesses possibles. Bien que le vieux ait menti au sujet de mes prétendues séductions, cela m’est arrivé pourtant, mais une fois seulement : encore n’y eut-il pas de mise à exécution. Lui, qui me reprochait des choses imaginaires, n’en sait rien ; je n’ai raconté la chose à personne, tu es le premier à qui j’en parle, Ivan excepté, bien entendu. Lui sait tout depuis longtemps. Mais Ivan est muet comme la tombe.
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