Elle lui tendit les chausses collantes, en tricot violet.
– Prends encore cette nuit de bon temps, continua-t-elle. Tu vas te disputer, puis pardonner, c’est le plaisir.
– Pardonner! gronda Roland, jamais! si c’était une grisette, je ne dis pas, mais une personne bien née!
La voisine se retourna pour lui laisser le loisir de passer les chausses et aussi pour cacher un éclat de rire que, cette fois, elle ne put réprimer.
– Oh! certes, dit-elle d’un ton patelin, ce n’est pas une grisette, celle-là. Et sans la révolution…
– Son père était colonel, prononça Roland avec dignité. Ce n’est pas la révolution.
– Alors c’est la Restauration. Que veux-tu, on ne voit que malheurs!… Peut-on se retourner?
– Et sa mère, poursuivit Roland, était la cousine d’un girondin.
– Quel âge a-t-elle donc, si ça date de la Terreur? demanda bonnement la voisine.
Roland répondit:
– Attachez-moi mes chausses dans le dos et pas de mauvaises plaisanteries!
Pendant que la voisine obéissait, il reprit:
– Elle a l’âge qu’elle a. Ça ne vous regarde pas. Il n’y a rien de si beau qu’elle, rien de si noble, rien de si brillant. Tenez, si vous la voyiez…
Ces derniers mots s’étaient sensiblement radoucis.
– Tu me la montreras, dit complaisamment la voisine, si tu y tiens.
– Elle a un prix de piano au Conservatoire. Elle peint, elle déclame…
– Oh! oh! fit la voisine dédaigneusement. Une artiste!
Il n’y a pas de milieu. Selon les goûts, ce mot-là est le plus charmant des éloges ou la plus envenimée des injures. Quoique la voisine se moquât du fils de la bonnetière, elle avait de bonnes petites rentes conquises dans le commerce.
Roland lui lança un regard exaspéré.
– Oui, une artiste! prononça-t-il avec emphase. À l’Opéra, elle serait éblouissante, au Théâtre-Français elle écraserait tout le monde…
– Aussi, on n’en veut pas, glissa Mme Marcelin.
– Elle sera partout magnifique…
– Et pas chère!
– Même sur un trône!
– Benêt! dit la voisine, qui déplia le pourpoint. Si tu savais combien j’en ai vu, des pigeonneaux de ta sorte, plumés, flambés, rôtis par ta demoiselle!
– Par Marguerite!…
– Ou par Clémence, ou par Athénas, ou par Madeleine. Le nom importe peu. Tiens, tu es joli comme un Amour. Passe-moi mon peigne que je te lisse tes cheveux. Si elle est belle, tant mieux. Ce serait trop fort aussi de te voir berné par une créature qui ne serait pas belle… Voilà! tu es costumé! regarde-toi dans mon miroir et demande à ta conscience, nigaud, si elle est moitié aussi belle que tu es beau?… Est-il joli garçon aussi, l’autre?
Roland ferma les poings et fit à sa glace une effroyable grimace.
– Puisque je le tuerai! gronda-t-il.
– C’est juste, ça ne coûte rien… Dis donc, Roland, avant de le tuer, demande à l’autre s’il a sa mère.
Roland s’élança dehors; mais il revint et mit un gros baiser sur le front de cette femme qui gardait des restes de beauté sous l’injure des années, comme son cœur, flétri par places, conservait en quelque recoin le parfum merveilleux des jeunes tendresses.
Il sortit, la poitrine serrée par je ne sais quelle douloureuse étreinte.
Le fracas joyeux de la rue lui fit mal. Les cris de cette ivresse folle sonnaient faux à son oreille.
Il marchait lentement. Une bande d’enfants se mit à le suivre en poussant la clameur du carnaval. Il n’entendait pas. Ce fut d’instinct qu’il prit comme il faut sa route en remontant la rue de Seine. Les enfants le quittèrent parce qu’il ne se fâchait point.
Comme il passait devant le palais des pairs, l’horloge sonna huit heures.
Il pressa le pas un peu. Sur la place Saint-Michel il tâta précipitamment sa poitrine en murmurant: le portefeuille!
Le portefeuille était là, parce que Roland avait gardé son gilet de tous les jours sous son pourpoint de théâtre.
Il suivit les rues d’Enfer et de l’Est. Au rond-point de l’Observatoire il s’assit sur un banc, malgré le froid qu’il faisait.
Le vent du nord avait porté les huit coups sonnés à l’horloge du Luxembourg jusqu’à une maison neuve, étroite et haute, située vers le milieu du boulevard Montparnasse, du même côté que la Grande-Chaumière, dont elle était voisine. C’était une de ces masures déguisées en élégantes demeures que le règne de Louis-Philippe sema dans Paris avec tant de profusion. Au-dehors, cela ressemble presque à quelque chose, mais la spéculation malsaine y économisa tellement la main-d’œuvre et les matériaux que cela chancelle déjà, et que, quand le marteau des démolitions y touche, cela tombe sous un nuage poudreux qui ne laisse après soi qu’un monceau de plâtras inutile.
Le cinquième étage de la maison neuve avait une terrasse régnante qui regardait Paris par-dessus les riches bosquets du jardin de Marie de Médicis. L’appartement se composait de quatre petites pièces, maigres d’architecture, mais meublées avec un certain luxe apparent. Il y avait en outre une cuisine.
Dans le salon, on voyait un très beau piano d’Érard, des vases, façon Sèvres, trop grands pour la mesquine cheminée, habillée de velours nacarat, une console en Boule authentique et deux fauteuils de vernis blanc recouverts en tapisserie des Gobelins. Les rideaux et le reste de l’ameublement étaient en damas vert chou à quarante sous le mètre.
C’était le logis de Mlle Marguerite-Aimée Sadoulas, dite Marguerite de Bourgogne, depuis le carnaval.
Si la voisine eût vu Marguerite de Sadoulas, couchée comme elle l’était sur son divan et jouant d’un air distrait avec le collier de grosses perles qui ruisselait sur sa poitrine demi-nue, la voisine, femme d’expérience et de connaissance, eût mis fin une fois pour toutes et du premier coup à ses mines dédaigneuses.
Marguerite était souverainement belle sous la couronne opulente de ses cheveux châtains qui jetaient leurs ondes désordonnées autour de son front pâle et rebondissaient en boucles prodigues jusque sur la splendeur ambrée de ses épaules. Oh! certes, celle-là n’était pas une petite fille, une grisette, ce jouet inoffensif et joli qui sert à passer la jeunesse. Il y avait en elle de la grande dame et de la courtisane: que ce rapprochement nous soit pardonné, puisqu’il est dans la nature des choses: le rôle de la courtisane étant de singer le beau et de chercher la séduction où Dieu l’a mise.
Il y avait en elle de la grande dame plutôt que de la courtisane.
Et plus que de la grande dame. Ce fou de Roland, cet enfant subjugué, avait dit le vrai mot dans sa langue d’amour. C’était un trône, le vrai piédestal de cette miraculeuse statue, vautrée sur l’indigence d’un divan mal rembourré.
Taille de reine! pourquoi dit-on cela? C’est qu’on voudrait cette taille aux reines. Taille souple et noble, et fière et gardant, parmi son indolent repos, ces mystérieuses vigueurs que promet le sommeil de la tigresse.
Marguerite était belle hautement et orgueilleusement, à grand fracas, à toute lumière, non point de cette chère beauté qui répond au rêve secret de quelques-uns, mais qui cache aux autres ses rayonnements discrets: elle était belle à tous comme le soleil.
Elle avait sous l’arc audacieux et net de ses sourcils de longs yeux noirs pensifs, mais ardents, qui languissaient à leurs heures et dardaient, au réveil, entre les baisers de ses cils, cette langue de flamme qui affole ou qui ressuscite. Sa bouche correcte et sérieuse souriait pourtant, et alors c’était fête; quand elle riait, cette bouche sobre, cette bouche qui semblait dérobée, dessin et couleur, au divin matérialisme d’un chef-d’œuvre de Rubens, quand ces lèvres voluptueuses vibraient et frémissaient, c’était orgie!
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