– Quelle heure est-il, mon gentilhomme?
– De part tous les diables! s’écria Roland exaspéré: je vais casser quelqu’un ici, ou quelque chose!
Il était taillé pour cela, en vérité.
Un large éclat de rire répondit à sa menace. Derrière cette porte du troisième étage, il y avait nombreuse et joyeuse société.
– Silence, mes seigneurs, et vous, nobles dames! ordonna la voix qui avait déjà parlé; étranger! le notariat est un sacerdoce. Sur le carré où vous respirez en ce moment, s’ouvrent deux escaliers: l’un qui descend, l’autre qui monte. Négligez le premier, à moins qu’il ne vous plaise de repasser demain. Prenez le second, gravissez-en les degrés, comptez avec soin dix-sept marches, à la dix-septième, vous vous arrêterez: car, seigneur, il n’y en a pas d’autres. Vous serez alors en face d’une porte semblable à celle-ci; vous la contemplerez d’un œil impartial et vous lancerez dedans un coup de pied proportionné à vos forces en disant: «Hé! là-bas! Buridan! Oh hé!»
– Buridan! répéta notre jeune homme radouci tout d’un coup par ce nom magique.
Car la Tour de Nesle répandait autour d’eux la concorde et la paix.
– Aux beignets! commanda la voix anonyme au lieu de répondre. J’ai assez de l’étranger. Reprenons le cours de nos pantagruéliques esbattements!
La poêle à frire chanta de nouveau, le rire retentit et les baisers sonnèrent. Roland pensa qu’au point où il en était arrivé, mieux valait aller jusqu’au bout.
Il monta la dernière volée de l’escalier.
Là, tout était silencieux et sombre. Les autres, ceux du premier, du second et du troisième, avaient du moins donné signe de vie, mais Buridan appelé ne répondit point. De guerre lasse, Roland, moitié par colère, moitié par manière d’acquit et pour accomplir à la lettre les recommandations du voisin, lança contre la porte muette un coup de pied, proportionné à sa force.
Il était très fort. Le pêne sauta hors de la gâche et la porte s’ouvrit.
– Qui va là? demanda la voix d’un dormeur évidemment éveillé en sursaut.
Et comme Roland restait tout déconcerté de son exploit, la voix reprit:
– Est-ce toi, Marguerite?
Quoi de plus simple? Buridan attendait sa Marguerite. La Tour de Nesle était là comme partout. Roland avait amassé, en montant ce fantastique escalier, tout un trésor de méchante humeur. Il entra, disant d’un ton bourru:
– Non, ce n’est pas Marguerite.
– Alors, qui vive? cria le dormeur en sautant sur ses pieds.
Il faut bien dire que ce nom de Marguerite était pour un peu dans la méchante humeur de Roland. Il y avait une Marguerite qui l’attendait – ou qui devait l’attendre au boulevard Montparnasse, près de ce paradis perdu: la Grande-Chaumière, qui était alors dans tout son glorieux lustre.
La Grande-Chaumière! quel souvenir! La Grande-Chaumière mourut parce que son enseigne s’obstinait à caresser de vieilles vogues. Ce doux nom évoquait évidemment Ermenonville, les grottes de Bernardin de Saint-Pierre, les peupliers de Jean-Jacques Rousseau, l’être suprême, la paix de l’âme et les cœurs sensibles.
Corbœuf! Il aurait fallu l’appeler la Taverne, quand vinrent les dagues de Tolède et les rotules cagneuses, quitte à la nommer plus tard le Tapis-Franc. Je sais une respectable compagnie qui s’est intitulée tour à tour: La Royale , la Républicaine et L’Impériale. Voilà du savoir-vivre!
Quand les talons du dormeur touchèrent le carreau, il se fit un grand bruit d’éperons de théâtre. Une allumette plongea au fond d’un briquet phosphorique et s’enflamma.
Déjà Roland se disait, car il était bon comme le bon pain, ce beau garçon-là:
«Il y a mille ou douze cents Marguerite dans Paris… De quoi diable vais-je m’occuper?»
Une bougie brilla éclairant une mansarde assez vaste, où tout était sens dessus dessous. Au milieu de la chambre, Buridan était debout; un charmant Buridan à la taille leste et bien prise, à la tête correcte et intelligente. Il portait à ravir toute sa friperie Moyen Âge; sa joue pâle faisait merveille sous ses énormes cheveux aplatis à la malcontent, et sa fine lèvre avait bien l’ironique sourire qui est de rigueur.
Il était seulement un peu trop jeune, ou trop vieux. Ce n’était ni le Buridan du cachot, frisant la quarantaine et parlant amèrement du passé lointain, ni le Buridan des premières amours, Lyonnet de Bournonville, page du duc de Bourgogne. Il était entre le prologue et la pièce; il avait vingt-quatre ou vingt-cinq ans. Roland ôta, ma foi, son chapeau, Buridan le regarda et sourit:
– J’aurais mieux aimé Marguerite, dit-il, mais vous feriez un crâne Gaulthier d’Aulnay, vous! Je m’appelle Léon Malevoy. Quelle heure est-il?
Roland se dressa de son haut, et il était grand, quand il se dressait ainsi. Peut-être pensez-vous que cette question tant de fois et si mal à propos répétée: Quelle heure est-il? lui échauffait décidément les oreilles, qu’il avait, du reste, singulièrement faciles à échauffer.
Vous vous tromperiez. La galante mine du Buridan avait caressé ses instincts de peintre. Il eût, en vérité, pardonné beaucoup à ce fier jeune homme qui portait avec une grâce si cavalière les guenilles à la mode, mais son regard venait de rencontrer le pied du lit, où M. Léon Malevoy sommeillait naguère. Sur le pied du lit, il y avait un madras quadrillé jaune vif et ponceau, chiffonné selon l’art suprême que les grisettes bordelaises prodiguent à la coquetterie de leur coiffure. Roland était très pâle et ses lèvres tremblaient:
– Il est l’heure de savoir, prononça-t-il entre ses dents serrées, comment s’appelle la Marguerite que vous attendiez, Monsieur Léon de Malevoy?
– Marguerite de Bourgogne, parbleu!
– Est-ce à elle ce fichu qui est là?
Il montrait le pied du lit avec son doigt étendu convulsivement.
Buridan regarda tour à tour le fichu de madras, puis le visage de son interlocuteur.
La ligne nette et délicate de ses sourcils se brisa. Il mit le poing sur la hanche et demanda d’un ton provocant:
– Qu’est-ce que cela vous fait?
Roland avait ce calme des terribles colères.
– Dans Paris, reprit-il lentement, il y a encore plus de madras que de Marguerite. Je connais une Marguerite, et un madras tout pareil à celui-là, qui appartient à cette Marguerite. C’est justement pour cela que je vous demandais son nom.
Buridan réfléchit et répondit en posant son bougeoir sur la table de nuit, pour avoir les mains libres à tout événement:
– Elle se nomme Marguerite Sadoulas.
La pâleur de Roland devint plus mate.
– Je vous remercie, Monsieur Léon Malevoy, dit-il, je ne voudrais pas vous insulter, car vous êtes un jeune homme poli…
– Mais, s’interrompit-il avec une violence soudaine, vous avez volé ce madras à Marguerite; c’est mon idée!
Il y eut de la pitié dans le sourire de Buridan.
– Ne vous battez pas pour cette belle fille-là, mon garçon, croyez-moi, murmura-t-il. Tirez-vous bien l’épée?
– Assez bien. Et j’y pense, ce sera drôle! J’ai, moi aussi, un costume de Buridan… un beau! Dansez-vous cette nuit?
– Je danse et je soupe.
– Il y a temps pour tout. Voulez-vous que nous fassions un tour, demain matin, derrière le cimetière Montparnasse?
– Quel âge avez-vous? demanda Buridan avec hésitation.
– Vingt-deux ans, répondit Roland qui se vieillissait à dessein.
– Vraiment? Vous n’avez pas l’air. Comment vous appelez-vous?
– Roland.
– Roland, qui?
– Roland tout court.
– Va pour le cimetière Montparnasse, dit le Buridan, qui reprit son bougeoir. Je vais vous éclairer, Monsieur Roland tout court.
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