C’était le comte lui-même. Il était si pâle, que vous eussiez dit un homme à sa dernière heure. Il tenait à la main sa pupille, Nita de Clare, princesse d’Eppstein. Il marcha vers les deux jeunes gens qui restaient frappés de stupeur.
– Monsieur de Malevoy, dit-il, M. le duc de Clare que voici veut bien vous rendre les titres qui vous ont été dérobés.
Roland tendit à Léon son portefeuille, sans prononcer une parole.
– Monsieur le duc, continua Joulou, voici votre cousine, dont vous êtes désormais le tuteur et le père.
Nita prit la main de Roland et murmura dans un sourire:
– Là-bas, au bal, c’était bien moi qui vous parlais de tendresse…
Joulou se tourna vers le juge d’instruction et désigna du doigt la porte où la foule se pressait.
– Ne laissez pas entrer encore ceux qui viennent nous arrêter, dit-il, j’ai à parler à Mme la comtesse.
Sur un geste du magistrat, la porte resta libre. Joulou était si froid et semblait si calme que nul ne songea à s’interposer. Il s’approcha de sa femme, qui était de pierre.
– Madame, dit-il, avant de mourir, je me suis mis en paix avec Dieu et avec les hommes. À l’heure qu’il est, tous nos complices sont sous la main de la loi. Il n’y a plus de libres que deux coupables: vous et moi. Nous allons être arrêtés dans une minute.
Marguerite ne bougea pas: mais entre ses paupières demi-closes, qui brûlaient dans la livide pâleur de son visage, un regard de vipère écrasée glissa.
– Madame, reprit Joulou, je viens vous sauver.
La prunelle de Marguerite eut un fauve rayonnement. Elle crut. Cet homme avait été si longtemps son esclave!
– Je vais vous sauver, répéta Joulou, non point parce que je vous ai aimée profondément, et passionnément, mais parce que je ne veux pas que nous traînions plus bas, vous et moi, le nom de mon père et de ma mère.
Il rejeta son manteau. Il avait un pistolet dans chaque main. D’un double geste, si ferme et si net que personne n’eut le temps de s’élancer, il appuya l’un des canons entre ses deux yeux et l’autre à la tempe de Marguerite.
Les deux coups ne firent qu’une seule explosion. La cervelle de Marguerite éclata, souillant horriblement les fraîches nuances de son costume de bal. Joulou tomba mort.
L’année suivante, Gondrequin-Militaire et M. Baruque, dit Rudaupoil, escortés de leur fidèle Cascadin et de quelques membres importants de l’atelier Cœur d’Acier, accomplirent un mémorable voyage. Eux qui n’avaient jamais perdu de vue le dôme moisi de la Sorbonne, se trouvèrent tout à coup transportés à travers l’espace jusque dans les montagnes du Dauphiné. Ils étaient tous très bien couverts et voyageaient dans l’intérieur de la diligence comme des rentiers.
M. Baruque avait perdu en grande partie la gravité de son caractère; il luttait d’inconvenances avec Cascadin. Gondrequin, au contraire, s’affaissait dans une sorte de béatitude.
– Pas accéléré, citoyen, disait-il au conducteur quand on s’arrêtait aux relais. Nous circulons pour deux circonstances agréables, apportant sur nous dans nos bagages un feu d’artifice complet avec soleil et artichaut pour la célébration de leur bonheur conjugal. Quand elles vinrent à l’atelier toutes deux, dans les temps, censé pour acheter l’immeuble, on n’aurait jamais cru que c’était la femme présomptive de M. Cœur! Aimable et jolie, à la fleur de l’adolescence, princesse par la naissance et les millions qu’ils auront en partage, tirant l’œil au moyen de ses grâces et de son éducation, ça fait un couple assez bien comme ça. L’ancien, dites donc, faites comme le temps allégorique qui fuit, car il a des ailes. Eh! houp! flambez!
M. Baruque mettait la tête à la portière et s’écriait:
– Vous retardez la manivelle, Militaire, par vos discours! L’autre petite n’était pas non plus déchirée, eh! là-bas! elle épouse le médecin des bourses plates, un bel homme, et qui fait attendre les marquises quand il a affaire chez le pauvre monde. Chante-nous une mélodie, Cascadin!
La diligence roulait, emportant la bande joyeuse. De temps en temps, Gondrequin murmurait:
– N’y a qu’une paille! C’est ce joli garçon de notaire qui a cédé son fonds pour s’engager trappiste! C’est chagrinant.
Par une belle soirée, nos voyageurs avaient laissé la diligence, et marchaient à pied dans la vallée de Graisivaudan. La masse imposante du château de la Nau-Fabas dessina tout à coup ses profils carrés au milieu des grands bois de sapins. L’atelier Cœur d’Acier se découvrit avec émotion et se mit en rond pour chanter un La-ï-tou:
Mes amis, c’est dans la patrie,
Qu’il est doux de passer sa vie…
– À bas la plaine de Saint-Denis! cria Gondrequin-Militaire.
– Jurons, appuya M. Baruque, de cultiver avec soin le sol de ces montagnes écartées!
– Nous aimons tous le laitage! ajouta Cascadin les larmes aux yeux; et le vin blanc! et les pois verts!
Ainsi se fondent les peuples pasteurs.
Le lendemain, l’atelier Cœur d’Acier tira son feu d’artifice, dont pas une pièce ne rata.
Il y avait deux mariées dont l’une, Nita de Clare, rayonnait de beauté et de bonheur; l’autre, Rose de Malevoy, ne cachait point la mélancolie qui était parmi sa joie.
Bien que l’un des deux mariés s’appelât Roland, duc de Clare, et l’autre le docteur Abel Lenoir, l’atelier lança une dernière fois, au milieu des fusées, son cri bien-aimé: «Vive M. Cœur et la salade!»
Les hôtes illustres du château de la Nau-Fabas ne songèrent point à railler. On se racontait, en rentrant au salon, une bizarre et touchante histoire.
Maître Léon de Malevoy avait dressé lui-même les deux contrats de mariage, la veille du jour où il s’était retiré du monde pour entrer au couvent de la Grande-Chartreuse.
[1]Le collège de Montaigu est fondé en 1314 par Gilles Aicelin, archevêque de Rouen, et transformé en 1483 en une sorte de congrégation comprenant deux cents élèves pauvres qu'on appelle «domestiques» ou «galoches» et quelques pensionnaires aisés nommés «caméristes». Les élèves de Montaigu portent une cape fermée en guise de costume, d'où leur surnom de «capettes» ou de «capets». (Note du correcteur – ELG.)
[2]Vieux terme populaire. Lourdaud, rustre, grossier. (Note du correcteur – ELG.)
[3]Donner le coup de fion: mettre la dernière touche à l’ouvrage (Note du correcteur – ELG.)
[4]Anas: recueil d’anecdotes (Note du correcteur – ELG.)
[5]Celui qui est ou qui a été élève de l'institution de Sainte-Barbe, à Paris. (Note du correcteur – ELG.)