Paul Féval
Les Habits Noirs Tome VI – L’Avaleur De Sabres
L’Époque – 1867
E. Dentu – 1867
PREMIÈRE PARTIE PETITE-REINE
I La foire au pain d’épice
Il y avait quatre musiciens: une clarinette qui mesurait cinq pieds huit pouces et qui pouvait être au besoin «géant belge» quand elle mettait six jeux de cartes dans chacune de ses bottes, un trombone bossu, un triangle en bas âge et une grosse caisse du sexe féminin, large comme une tour.
Il y avait en outre un lancier polonais pour agiter la cloche, un paillasse habillé de toile à matelas pour crier dans le porte-voix, et une fillette rousse de cheveux, brune de teint, qui tapait à coups redoublés sur le tam-tam, roi des instruments destinés à produire la musique enragée.
Cela faisait un horrible fracas au-devant d’une baraque assez grande, mais abondamment délabrée, qui portait pour enseigne un tableau déchiré représentant la passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ, des serpents boas, une charge de cavalerie, un lion dévorant un missionnaire et le roi Louis-Philippe avec sa nombreuse famille, recevant les ambassadeurs de Tippoo-Saïb.
Le ciel du tableau où voltigeaient des hippogriffes, des ballons, des comètes, des trapèzes, Auriol en train d’exécuter le saut périlleux, et un oiseau rare, emportant un âne dans ses serres, était coupé par une vaste banderole, déroulée en fantastiques méandres, qui laissait lire la légende suivante:
Théâtre français et hydraulique
Prestiges savants, exercices et variétés du XIX e siècle des lumières
Dirigé par madame Canada
Première physicienne des capitales de l’Europe civilisée
La clarinette venait d’Allemagne, comme toutes les clarinettes. C’était un pauvre diable maigre, osseux, habillé en chirurgien militaire. Il portait un nez considérable, qui faisait presque le cercle quand il suçait le bec enrhumé de son instrument. Le trombone bossu était de Pontoise, où il avait eu des peines de cœur en justice.
Le triangle venait du quartier des Invalides à Paris. Il avait quatorze ans. À sa figure coupante, sèche, sérieuse et moqueuse à la fois, on lui en eût donné vingt pour le moins, mais son corps était d’un enfant.
Le premier aspect ne lui était pas défavorable; son visage, assez joli, mais vieillot et déjà usé, se couronnait d’une admirable chevelure noire, arrangée avec coquetterie; au second regard, on éprouvait une sorte de malaise à voir mieux cette vieillesse enfantine qui semblait ne point avoir de sexe. Son costume, qui consistait en une veste de velours ouverte sur une chemise de laine rouge, avait l’air propre et presque élégant auprès des haillons de ses camarades.
La clarinette s’appelait Kœhln, dit Cologne; le trombone avait nom Poquet, dit Atlas, à cause de sa bosse, et le triangle se nommait Saladin tout court, ou plutôt monsieur Saladin, car il occupait une position sociale. À l’âge où la plupart des adolescents sont une charge pour les familles, il joignait à son talent sur le triangle, l’art d’avaler des sabres, et pouvait déjà remplacer madame Canada, enrouée, dans la tâche difficile de «tourner le compliment».
«Tourner le compliment» ou «adresser le boniment», c’est prononcer le discours préliminaire qui invite les populations à se précipiter en foule dans la baraque.
Outre sa capacité, Saladin était fort bien doué sous le rapport de la naissance et des protections. Il avait pour père le lancier polonais qui sonnait la cloche, pour nourrice le paillasse, habillé de toile à matelas, pour marraine la femme obèse, chargée de battre la caisse.
Cette femme n’était autre que madame veuve Canada, non seulement directrice du Théâtre Français et Hydraulique, mais encore dompteuse de monstres féroces. Elle pesait 220 à la criée; mais sa large face avait une expression si riante et si débonnaire, qu’on s’étonnait toujours de lui voir casser des cailloux sur le ventre, avec un marteau de forge.
Chez elle c’était plutôt habitude que dureté de cœur.
Le paillasse, homme d’une cinquantaine d’années, dont les jambes maigres supportaient un torse d’Hercule, avait une physionomie encore plus angélique que celle de madame Canada; son sourire cordial et modeste faisait plaisir à voir. Il remplissait les fonctions du Canada mâle qu’une mort prématurée avait enlevé à la foire; on l’appelait même volontiers monsieur Canada; mais, de son vrai nom, c’était Échalot, ex-garçon pharmacien, ancien agent d’affaires, ancien modèle pour le thorax, ancien employé surnuméraire de la grande maison des Habits Noirs.
Par un juste retour, madame Canada se laissait donner le sobriquet d’Échalote. Il y avait entre elle et lui une liaison sentimentale, fondée sur l’estime, l’amour et la commodité.
Le lancier polonais, père de Saladin, n’avait pas de bonnes mœurs. C’était un homme du même âge qu’Échalot, mais plus soigneux de sa personne; ses cheveux plats, d’un jaune grisonnant, reluisaient de pommade à bon marché et il se faisait des sourcils avec un bouchon brûlé.
Cela donnait du feu à son regard, toujours dirigé vers les dames.
Il n’avait pas offert de bons exemples à Saladin, son fils, et la veuve Canada se plaignait des pièges qu’il tendait sans cesse à son honneur.
Il avait un joli nom: Amédée Similor. Échalot et lui étaient Oreste et Pylade; seulement, comme Similor manquait de délicatesse, il abusait de la générosité d’Échalot qui, sans lui, aurait déjà pu prendre bon nombre d’actions dans le Théâtre Français et Hydraulique et conduire madame Canada à l’autel.
Similor avait été maître à danser des familles, au Grand-Vainqueur, modèle pour les cuisses, ramasseur de bouts de cigares et employé dans les bureaux déjà cités: la maison des Habits Noirs.
L’art d’avaler des sabres endurcit peut-être l’âme. Le jeune Saladin devait tout à Échalot, car Similor son père ne lui avait jamais distribué que des coups de pied. Nonobstant, Saladin n’entourait point Échalot d’un respect pieux. Bien que ce dernier l’eût nourri au biberon, à une époque où deux sous de lait étaient pour lui une dépense bien lourde, Saladin ne gardait à son bienfaiteur aucune espèce de reconnaissance. Échalot convenait que cet adolescent avait plus d’esprit que de sensibilité, mais il ne pouvait s’empêcher de l’aimer.
La fillette brune de teint, rousse de cheveux, s’appelait Fanchon (au théâtre mademoiselle Freluche). Elle dansait sur la corde assez bien, elle était laide, effrontée et sans éducation. Elle aurait voulu faire celle Saladin, qui la dominait de toute la hauteur de son talent; car le lecteur ne doit pas s’y tromper: Saladin avait l’intelligence de Voltaire, fortifiée par les trucs les plus avantageux en foire.
C’était vers la fin d’avril 1852, l’avant-dernier jour de la quinzaine de Pâques, époque consacrée par l’usage et les règlements à cette grande fête populaire: la foire au pain d’épice. Depuis bien des années, on n’avait pas vu sur la place du Trône une si brillante réunion d’artistes brevetés par les différentes cours de l’Europe. Outre les marchands de nonnettes et de pavés de Reims, tous fournisseurs des têtes couronnées, il y avait là le dentiste de l’empereur du Brésil, le pédicure de Sa Très Gracieuse Majesté la reine d’Angleterre, et le savant chimiste qui fabrique les cuirs à rasoirs de l’autocrate de toutes les Russies.
Il y avait aussi, bien entendu, la dame incomplètement lavée qui tire les cartes aux archiduchesses d’Autriche, la somnambule ordinaire des infantes d’Espagne, l’Abencérage qui livre aux palatins le vernis pour les chaussures, et le général argentin qui, non content de dégraisser la cour de Suède, fourbit encore les casseroles du palais de Saint-James, recolle les porcelaines de l’Escurial et vend, par privilège, le poil à gratter à toute la maison du roi de Prusse.
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