– Pas d’attaque de nerfs! ou on se fâche tout rouge, ma fille!
Une larme vint dans les yeux de Marguerite.
– Ne pleure pas, dit-il d’une voix tout à coup changée. Frappe, si tu veux, mais ne pleure pas!… Eh bien! si, là! je suis jaloux! si tu frappais quelqu’un… si quelqu’un te battait… si tu disais à quelqu’un comme à moi: brute! brute!… et du même ton… Je le tuerais!
– Est-ce vrai, cela, Chrétien?
– C’est vrai!
Marguerite se releva. Elle rejeta en arrière son opulente chevelure qui ruissela sur son dos demi-nu comme un manteau.
– Est-ce tout? gronda le Buridan dont les gros yeux flambaient enfin.
Marguerite sembla hésiter, puis son front devint sombre.
– Va-t’en, ordonna-t-elle durement. Tu m’as fait mal! tu m’as fait honte! Si j’étais ce que je dois être, je ne voudrais pas de toi pour mon laquais!
Joulou resta bouche béante à la regarder, comme si cette rancune l’eût étonné profondément.
– Est-elle bête! murmura-t-il d’un accent plaintif en baissant sa tête crépue.
Marguerite tordait à deux mains son éblouissante chevelure et rêvait.
– Faut-il aller chercher les deux de Beaune? demanda timidement Joulou.
La sonnette tinta. Une voix jeune et sonore appela:
– Marguerite! Marguerite!
– Va! tâche! fit Joulou avec un rire triomphant. Nous n’y sommes pas.
Mais Marguerite l’interrompit, disant:
– Ouvre, brute, j’ai besoin de voir le visage d’un homme.
Là-bas, entre Josselin et Ploërmel, dans le département du Morbihan, les parents de Chrétien Joulou s’appelaient M. le comte et Mme la comtesse Joulou Plesguen du Bréhut. Ils avaient le premier banc fermé à la paroisse, à gauche du lutrin. Ils étaient nobles autant que le roi, mais moins riches que bien des bergères. C’étaient des gentilshommes de mille écus de rentes; on en voit de plus pauvres encore, en ces pays heureux, et ils roulaient carrosse – non suspendu, par les bas-chemins de leurs anciens fiefs.
Croyez-vous rire? La maison avait six domestiques et trois chevaux dont deux borgnes. Le troisième, à la vérité, était aveugle. On donnait des bals et des retours de noces au château du Bréhut. Les deux demoiselles ne se mariaient pas vite, mais c’est qu’on faisait beaucoup pour Chrétien, qui était l’espoir de la maison. Les choses vont de mal en pis. Avec mille écus de rentes, il y a cinquante ans, on faisait claquer son fouet à volonté, entre Ploërmel et Josselin, où est ce merveilleux palais des Rohan, princes de Léon, qui dépensaient à cinquante mille pistoles. Mille écus! vous n’avez aucune idée de ce que vaut un écu sur la lande!
Seulement, M. le comte et Mme la comtesse faisaient douze cents francs de pension à Joulou, l’héritier, l’espoir, le héros de la famille.
Avec ces douze cents francs annuels, Chrétien Joulou devait devenir avocat et voir à gagner de l’argent.
Gagner de l’argent! plaider! tomber avocat! Un Joulou Plesguen du Bréhut! parent de Rohan, et du bon côté! cousin de Rieux! neveu de Goulaine! allié aux Fitz-Roy de Clare, car Joulou était tout cela abondamment, authentiquement! Plaider! gratter le papier! tondre la monnaie! Hélas! hélas! savez-vous où nous allons! Le comte et la comtesse – le bonhomme et la bonne femme, comme on les appelait – avaient bien réfléchi; mais 1832, sur la lande, les écus, les beaux et bons écus d’autrefois avaient déjà bien perdu de leur patriarcale valeur.
De mille écus, ôtant douze cents francs, restaient six cents écus pour le père, la mère, les deux demoiselles, les six domestiques et les trois chevaux. On se serrait un peu à la ceinture.
Mais que d’espérances! Joulou avocat! Il n’y a plus de sot métier. Que parlez-vous de déroger? Et les élections! Chrétien Joulou était un peu député par droit de naissance. Les maîtres de forges n’auraient pas beau jeu à dire de lui «un hobereau sans éducation!» Sacrebleu! sans éducation! douze cents francs par an, dans la «capitale». Pendant trois ans! Trois mille six cents francs. Gare aux maîtres de forges! Joulou avait un grand avenir. La plume a remplacé la lance. Ouvrez pour Joulou les deux portes de l’arène moderne!
Que disions-nous! Trois mille six cents francs! et les huit ans de collège à Vannes! à sept cents francs par an, comptez. Et les mille francs prodigués d’un coup au gaillard qui s’était déguisé en Joulou pour passer l’examen du baccalauréat! Et les inscriptions de l’école de droit, religieusement lues par Joulou! Et les examens dévorés! Et tout l’argent envoyé en cachette par Mme la comtesse! Taisez-vous! Joulou était un animal hors de prix, un baudet de quinze mille francs, au bas mot! Pour quinze mille francs, on aurait pu marier les deux demoiselles, acheter une ferme ou mettre à la tontine. Mais, réflexions faites, on aimait mieux avoir Joulou, coûte que coûte, à cause de son avenir, et l’on avait bien raison, vous verrez.
Il n’en était pas plus fier pour cela. Quand il revenait au château, il faisait l’amour à coups de poing avec les soubrettes en sabots et empruntait de l’argent à Yaumic le maître des écuries, qui avait, ma foi, 36 francs de gages, per annum!
Mais voilà le revers de la médaille: au bout de la troisième année de droit, Chrétien, qui devait revenir avocat, ne revint pas du tout. On apprit avec épouvante au château du Bréhut, que les quinze mille francs étaient dévorés en pures pertes. Joulou avait mené à Paris la vie de Polichinelle. Il jouait bien la poule; c’était son seul talent. Il avait des dettes. La pauvre mère pleura toutes les larmes de son corps, les deux demoiselles roucoulèrent ce refrain de la femme, si terrible dans les familles: «Nous l’avions bien prédit.» Et le bonhomme, à qui on demandait de l’argent, envoya sa malédiction sans même payer le port.
Telle était l’histoire de Chrétien Joulou, «la Brute» de cette éblouissante Marguerite. Nous ne donnons pas cette histoire pour nouvelle. Le Pays latin la tire tous les ans à plusieurs douzaines d’exemplaires. Un gai pays! C’est cette histoire-là qui fait des étudiants de quinzième année, une des classes sociales les plus utiles aux vaudevillistes. Quand le vaudeville la raconte, elle est à mourir de rire.
Seulement, Joulou ne ressemblait pas à tous les étudiants hors cours. C’était Joulou le paysan, Joulou le gentilhomme, Joulou, le lutteur des pardons de Bretagne, Joulou, le buveur de cidre et le galant à bras raccourcis. Il eût été bien couché dans la boue d’une ornière; il s’y fût endormi, ivre et idiot comme tant d’autres. Dans la boue de Paris, ces loups ne peuvent pas dormir; l’ivresse est là d’une autre sorte. Ils prennent la fièvre parfois et voient rouge.
Chose étrange à dire, Joulou avait gardé quelque part, sous son épaisse enveloppe, un vague ressouvenir de son sang et de son pays. On l’avait vu protéger le faible, par hasard; il ôtait son chapeau en passant devant les églises, et ses yeux se mouillaient à la pensée de sa mère.
Ce loup, si quelque main vigoureuse l’eût pris au poil et tenu ferme, serait peut-être devenu un chien honnête; un chien de prix, même, car il avait la race.
Mais il avait touché au couteau déjà, pour un salaire puéril et burlesque; il n’y eût pas touché pour un salaire sérieux – en ce temps-là.
Une nuit pour un cent d’huîtres et ce que peut contenir de truffes le ventre d’une poularde, Chrétien Joulou Plesguen, vicomte du Bréhut, s’était battu mieux qu’un lion contre un enseigne de vaisseau en goguette à Paris. L’enseigne était breton comme lui, têtu comme lui, brave comme lui: l’arme choisie fut le poignard des officiers de marine; l’épée eût été trop longue; on s’aligna, en effet, pour employer la locution troupière avidement adoptée par MM. les étudiants, sur une table de marbre de cet estaminet tapageur qui déshonorait la place de l’École-de-Médecine, et qu’on appelait: la Taverne, de 1830 à 1840.
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