Excepté, bien entendu, les Jaffret, qui avaient dû produire, à l’occasion du mariage projeté, toutes les pièces nécessaires parfaitement en règle.
Mais chose singulière, le nom de famille de mademoiselle Clotilde n’avait point transpiré au-dehors, même après la production de ces pièces. On continuait de l’appeler la belle Tilde ou encore la nièce Jaffret, quoique, derrière cette façon de parler familière et presque malveillante il y eût déjà, nous l’avons dit, une frayeur et une douleur.
C’était en raillant, il est vrai, mais en frémissant aussi, que les gazetiers du Marais allaient radotant que mademoiselle Clotilde appartenait à une famille illustre, dispersée par une de ces tragédies qui enfièvrent une fois tous les dix ans la curiosité parisienne – qu’elle avait droit, cette même Tilde, à une fortune des contes de fées, dont elle était séparée par le plus mystérieux de tous les romans d’aventures -, et que ce brillant jeune homme, M. le prince Georges de Souzay, ne serait pas venu chercher femme à pareille distance de l’Opéra, dans les profondeurs du quartier Saint-Paul, s’il n’avait su d’avance que la vieille maison des Jaffret cachait le billet gagnant d’une richissime loterie!
Nous allions oublier un dernier membre de la famille, grand et gros chien chargé d’années, qui répondait au nom de Bibi C’était une bête désagréable et qui n’aimait personne; mais depuis que les démolitions avaient ouvert les derrières de l’hôtel, on le lâchait la nuit dans les jardins, et il était de bonne garde.
Il était bien caché ce billet de loterie fantastique que le prince Georges de Souzay venait chercher de si loin, et le salon du bon Jaffret (ce n’était pas le fameux salon à quatre fenêtres) ne parlait absolument pas de millions. Malgré la corbeille dont la fraîche enveloppe éteignait davantage, par le contraste, les couleurs fatiguées des fauteuils, il ne parlait même pas beaucoup de fiançailles.
À la vue de ce petit comité si tranquille, et dont l’entretien roulait sur des sujets si étrangers au mariage, personne n’aurait assurément deviné que mademoiselle Clotilde attendait son fiancé de minute en minute, après une absence qui n’avait pas duré moins de trois mois: et que le contrat allait être signé ce soir même.
Elle était trop paisiblement gaie, la chère enfant, pour qu’il fût permis de penser qu’on la mariait contre son gré; mais l’absence complète de toute émotion prouvait, d’un autre côté, que son beau petit cœur n’était point bouleversé par les fièvres de l’attente.
Je vous défie bien de rêver une plus jolie créature, et plus belle, plus gracieusement accotée à l’angle d’un plus vilain canapé!
C’était une rieuse, on le voyait à cette fleur entrouverte qui était sa bouche, et qui laissait deviner un plein écrin de perles. Elle avait un trésor de cheveux noirs ondés, lourds à la main, doux à l’œil, auxquels la lumière arrachait des reflets d’or bruni. Je ne sais quelle mélancolie d’enfant jouait dans son sourire, comme pour rappeler qu’il y avait une âme sous l’insouciance de ce calme. L’âme brillait mieux encore et pensait aussi dans l’émeraude foncée de ses grands yeux presque noirs, ombragés de cils magnifiques.
Sa joue restait veloutée comme celle d’une fillette, et les lignes charmantes de son cou gardaient ces flexibilités de cygne que fait onduler si bien la pétulance du premier âge; mais son buste harmonieux était déjà d’une jeune femme, de même que l’assurance de sa pose et les hardiesses tranquilles de son regard.
On a de la peine quelquefois à dompter ces vaillantes; mais d’autres fois, avec quelle joie elles se font esclaves!
Mademoiselle Clotilde n’avait pas encore résisté; jamais non plus elle n’avait été domptée.
Dans les familles que nous connaissons vous et moi, n’est-ce pas, que de tendresses autour d’une pareille enfant! payées par combien de caresses! Ce n’était pas tout à fait ainsi chez les Jaffret, dont l’affection mutuelle était sans doute si bien entendue, une fois pour toutes, qu’ils ne l’exprimaient jamais. Le bon Jaffret avait d’ailleurs ses oiseaux et Adèle ses affaires, qui n’étaient pas sans avoir une certaine importance, quoique nous n’en ayons pas encore parlé.
Tous les matins et tous les soirs, Clotilde donnait son front à leur baiser; le reste du temps, ils vivaient ensemble comme les meubles d’une même chambre, éternellement voisins et ne se querellant jamais.
Pourquoi aurait-on parlé de mariage? C’était chose archiconvenue. Pourquoi retour? L’heure où devait arriver le prince était fixée, personne n’avait ni inquiétude ni hâte. Tant que l’absence de Georges avait duré, il avait écrit deux fois par semaine, régulièrement, et on lui avait répondu de même: cela suffisait à tout le monde.
Sur son canapé, Clotilde lisait justement une des lettres du prince qui était datée de Londres et qui disait: «À jeudi soir, huit heures.» C’était aujourd’hui jeudi. Clotilde replia la lettre et bâilla; puis elle prit une lorgnette-jumelle qui reposait auprès d’elle sur le canapé, et regarda par la fenêtre ouverte le poudreux paysage des démolitions, adossé aux bâtiments de la Force.
– D’où vous êtes, dit en ce moment M. Buin, le directeur de la prison, qui était en train de conter la nouvelle du jour, vous pouvez apercevoir sa croisée.
– La croisée de qui? demanda Clotilde. M. Buin la menaça du doigt en riant.
– Vous ne m’avez pas écouté, mademoiselle, s’écria-t-il, je vous y prends! Vous avez autre chose à penser, un jour comme celui-ci! Je parle de notre condamné dont la cellule fait le coin tout en haut du bâtiment neuf, dans le repli de la cour de la Dette. Voyez-vous sa fenêtre? c’est la seule qui ait des rideaux.
La jeune fille braqua sa lorgnette sur la partie désignée de la prison qui lui faisait face en effet, et se mit à chercher dans l’entassement des corps de logis.
– Des rideaux verts? dit-elle.
– En soie, s’il vous plaît! Voyez-vous le prisonnier?
– Non. Sa fenêtre est dans l’ombre du grand mur… attendez! Est-ce qu’on laisse entrer des dames?
– Des dames! s’écria le directeur, qui sauta sur ses pieds.
– Non, fit Clotilde, c’est le rideau qui flottait.
– Ki ki ki rrrrriki huick, huick! chanta le bon Jaffret pour ses bouvreuils.
– Monsieur le comte, dit Adèle à Comayrol, puisque ce fainéant de notaire est en retard, commençons à nous deux, voulez-vous? Je n’aime pas rester à ne rien faire.
Le comte de Comayrol avait dû être très beau garçon, et ramenait encore sur ce front haut et fuyant, apanage des hommes à bonnes fortunes démissionnaires, des mèches de cheveux teints qui faisaient illusion par les temps calmes, mais le moindre vent leur était funeste. Il venait du Midi, dont il avait gardé l’accent intact, et mimait furieusement tout ce qu’il disait: à tel point qu’il faisait le geste de briser sa canne sur son genou quand il parlait de casser une croûte, et que pour exprimer l’idée d’un jeune homme qui embrasse une carrière, il baisait amoureusement le bout de ses doigts; voilà pourquoi on ne peut jamais lutter contre les orateurs de Tarascon!
– À vos ordres, belle dame, répondit-il, est-ce le double-six, ce soir, ou la dame de carreau?
Pour figurer le domino, il piqua douze fois le creux de sa main avec une grande énergie; l’idée de la dame de carreau fut exprimée en battant violemment un jeu de cartes imaginaire. Nous ne donnons pas ce gentilhomme pour la plus fine fleur du faubourg Saint-Germain, mais il avait ses mérites.
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