Et pour s’exciter, quoi de mieux que les participes passés !
En 1853, le premier sujet de composition française offert par la Sorbonne pour le baccalauréat ès lettres est intitulé : « Quelles sont les règles des participes dans l’orthographe française ? »
Ce siècle des enseignants verra les règles devenir toujours plus complexes (pronominal, infinitif suivant « avoir »…) de telle sorte qu’aujourd’hui, c’est le seul point de notre orthographe sur lequel l’ordinateur ne peut toujours pas proposer de correction fiable. En effet, comment une machine pourrait-elle distinguer : « elle s’est vue couper la route », qui signifie qu’elle est responsable de l’accident, de : « elle s’est vu couper la route », qui signifie qu’« on lui a coupé la route » ?
Messieurs, si vous écrivez : « mon épouse que j’ai vue draguer », vous pouvez vous inquiéter car vous avez vu votre épouse draguer quelqu’un et un homme ne dit jamais non. Mais si vous écrivez : « mon épouse que j’ai vu draguer », vous avez vu quelqu’un draguer votre épouse et là, c’est plutôt flatteur.
L’orthographe est un jeu, je vous dis !
137. POURQUOI N’AVONS-NOUS PAS PU SIMPLIFIER L’ORTHOGRAPHE AU XIX eSIÈCLE ?
Parce que les auteurs ont changé de camp !
Pendant la Révolution, les partisans de l’écriture phonétique avaient un supporter, Pierre-Claude Daunou (1761–1840), qui proposa en 1793 une réforme de l’orthographe afin de faire en sorte qu’un même son ne puisse être écrit de deux manières différentes. Son idée n’aura pas de suite en raison de l’opposition de l’abbé Grégoire.
Les XIX eet XX e siècles connaîtront de multiples disputes autour de l’orthographe. Mais elles changent de protagonistes et de nature. En effet, du XVI eau XVIII e siècle, les grammairiens qui défendent une orthographe étymologique s’opposent souvent à des écrivains pleins d’inventivité. Au XIX eet au XX e, en revanche, les progressistes seront souvent des linguistes et les conservateurs, des écrivains gardiens d’une orthographe qu’ils ont eu beaucoup de peine à mémoriser. Cette constatation consterne souvent les linguistes. Elle tient à la psychologie des auteurs. Si l’orthographe est libre, leur instinct créatif les pousse à innover et leur caractère à défendre leurs trouvailles. Mais, au XIX e siècle, leur vocation artistique se révèle à un âge où ils ont dû apprendre l’orthographe. Leur esprit créatif s’en va vers d’autres cieux et leur caractère les pousse au conservatisme. « L’orthographe, je l’ai étudiée, elle m’aide, j’y tiens. »
Autre différence considérable : au XIX e siècle, l’orthographe est devenue officielle. Le développement de l’école toujours plus laïque accélère le phénomène. Une bonne connaissance de la langue est nécessaire pour réussir professionnellement. Les grammairiens rédigent des manuels scolaires qui vont préparer les élèves à une dictée devenue le sésame de la réussite. Posséder une bonne orthographe est une preuve de culture, sinon d’intelligence. L’acquisition d’une graphie impeccable devient un signe d’égalité et de promotion sociale. D’elle dépend le prestige de l’instituteur, du fonctionnaire, du journaliste, de la personne de bonne éducation.
Il ne s’agit plus d’opinions émises par tel ou tel qui expérimente immédiatement ses propositions dans ses écrits. Quand Ronsard veut simplifier l’orthographe, il applique immédiatement ses idées. Voltaire n’a demandé la permission à personne pour écrire « anglais » plutôt qu’ anglois . Aux XIX eet XX e siècles, les partisans d’une simplification continuent à respecter les règles. Leur but est de convaincre une autorité dont ils attendent le consentement pour appliquer leurs modifications. Ils en appellent tantôt à l’État, tantôt à l’Académie. Ils ne pourront pas, comme les imprimeurs du XVI e siècle, habituer leurs lecteurs à leurs innovations.
Les arguments aussi se renouvellent. Palsgrave défend les accents pour faciliter la lecture à ses élèves. À partir du XIX e siècle, les parents voudront que leurs enfants réussissent leurs dictées. Le but de ces tentatives est de simplifier la vie des étudiants. Elles doivent les aider à accéder au savoir et limiter les effets d’une matière dont la difficulté est censée favoriser une élite. Ceux qui s’opposent à la simplification vantent la nécessité de travailler et le courage d’apprendre. Chaque tentative de simplification, y compris celle de 1990, échouera devant la réaction de tous ceux qui tiennent à une orthographe chèrement acquise.
Une des rares fois où l’Académie donnera raison aux simplificateurs, elle devra reculer. En 1892, Octave Gréard propose à l’Académie, dont il est membre, une simplification qui s’attaque essentiellement aux doublements de consonnes et aux lettres grecques. En juillet, l’Académie vote en faveur de la simplification. Le duc d’Aumale et ce que l’on a appelé le « parti des ducs » lancent une campagne de presse hostile à la mesure. Cette réaction sera soutenue par la bourgeoisie, la presse, les instituteurs — ces « hussards de la République » — et par beaucoup d’auteurs, dont Verlaine. À l’automne, l’Académie annule son vote.
L’orthographe de la septième édition du Dictionnaire , parue en 1877, est immédiatement enseignée. Et, signe de son adoption par l’ensemble des Français, Larousse signale ses changements dans les dernières pages du premier supplément à son Grand Dictionnaire de 1879 (l’ancêtre du Petit Larousse ).
Robert Estienne a gagné !
138. POURQUOI NE SIMPLIFIERONS-NOUS JAMAIS L’ORTHOGRAPHE ?
Parce que nous perdrions là un beau sujet de disputes !
Nous avons vu, au cours de ce voyage dans le temps, que les tentatives de simplification de notre orthographe ont toujours échoué. Certes, ces défaites furent souvent dues à l’impossibilité qu’avaient nos aïeux de s’écarter de la langue latine qui les fascinait. Mais, aujourd’hui, notre fascination pour la langue anglaise ne simplifie pas les choses. Elle nous oblige à expliquer à un enfant que mailing ne se prononce pas comme « seringue ».
Néanmoins, une simplification d’ampleur rencontrerait aujourd’hui trois obstacles rationnels.
Tout d’abord, notre mémoire visuelle s’y oppose. C’est à cette mémoire que nos anciens rendaient hommage en faisant appel à l’usage. Nous avons vu que si « langue » s’écrit avec un a alors que ce mot vient de lingua et que les termes en in avaient tendance à mettre un en , c’est parce que Robert Estienne a cédé à la force de l’habitude. C’est également elle qui nous fit traîner avant d’adapter tous les accents graves à la prononciation. Soyons honnêtes, les orthographes auxquelles nous ne sommes pas habitués nous gênent. J’en donnerai deux exemples.
Le premier part d’une modification que les juristes de Saint Louis firent de l’orthographe des troubadours. Ces derniers ignoraient les lettres muettes, notamment à la fin des mots. Les termes latins crudu, nudu, virtutem, lupus, pedem et nidu ont vu leur prononciation évoluer et Chrétien de Troyes les écrit cru, nu, vertu, lou, pie, ni . Nous n’avons aucun mal à comprendre les trois premiers. En revanche, il nous faut jeter un coup d’œil sur les trois derniers. En effet, les juristes ont décidé de les écrire « loup », « pied » et « nid » en souvenir de leur écriture latine. Au passage, les juristes ajouteront des lettres que nous abandonnerons par la suite. Au XVI e siècle, il n’est pas rare de décrire un homme sans vêtements en disant qu’il est nud . Finalement, ne parlons-nous pas de « nudisme » ?
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