Nous ne pouvons imaginer à quel point Robert Estienne souffre chaque fois qu’il doit choisir entre l’étymologie et la tradition. La clé du bonheur de tout homme à principes consiste à n’en avoir qu’un. Et Robert en avait deux ! Il suivait l’étymologie et la tradition.
Reconnaissons-le ! L’utilisation systématique du a aurait gêné l’orthographe de certains mots, comme « cent » et « gens ». Pas question de mettre un s ou un j puisque les Romains écrivaient centum qu’ils prononçaient kentum et gens qu’ils articulaient guens . Mettre un a aurait modifié la prononciation et les écrire çant et geant n’aurait pas vraiment simplifié la situation.
79. POURQUOI DEVONS-NOUS DISTINGUER « PENSER » ET « PANSER » ?
Pour que le narcissique puisse panser ses plaies sans ambiguité !
Les deux viennent du latin pensare qui signifie « peser ». Au I er siècle, le n situé devant le s cesse de se prononcer. Les Romains tardifs disaient pesare . Vers l’an mille, le mot sera reconstitué pour créer « penser ».
« Peser » et « penser » ont ainsi la même origine. Preuve que « penser » consiste souvent à bien peser ses mots. Mais « penser à quelqu’un », c’est aussi « panser ses plaies ». Robert Estienne invente cette nuance, histoire d’éviter toute confusion.
Dans les trois premières éditions de son Dictionnaire , l’Académie française l’ignore, mais lui donne raison en 1762. Preuve qu’il était encore lu deux cents ans après sa mort.
80. POURQUOI ÉCRIVONS-NOUS PARFOIS EIN ET PARFOIS AIN ?
Hein ?
Obéissant aux juristes du XIII e siècle, Robert Estienne rétablit le ein pour les mots latins s’écrivant en ou in alors que, au XII e siècle, la tendance était plutôt d’écrire ain . Il écrit « astreindre », « haleine », « plein »…
En revanche, il renonce à le faire pour les mots auxquels nous nous étions habitués. Charles Beaulieux donne trois exemples : « vaincre » (latin vincere ), « craindre » (un mélange du verbe classique timere et du gallo-romain cremere ) , faindre ( fingere ). Pour ce dernier, l’Académie en 1694 vaincra la prudence de Robert Estienne et écrira « feindre ».
81. POURQUOI ÉCRIVONS-NOUS « HONNEUR » ET « HONORER » ?
Parce que la difficulté surmontée nous honore !
Au XVI e siècle, le but des livres d’orthographe est d’abord de nous aider à lire. Ce qui est devenu une difficulté était à l’origine un témoignage de bonne volonté.
Robert Estienne prit la décision de doubler le n quand la syllabe qui le précédait comportait le son on . Il écrit « donner » car, à son époque, on disait don/ner . Pour comprendre ce phénomène, écoutez la prononciation des n dans « ennui » et « ennemi ». « Donner » se prononçait de manière nasale, comme « ennui ». Notre bienfaiteur met deux n à « honneur » car ses contemporains disaient hon/neur , et un à « honorer » car Robert Estienne le prononçait comme nous le fusons aujourd’hui.
Finalement, la prononciation des mots « honneur » et « donner » a changé, mais nous avons conservé l’orthographe sur laquelle Robert Estienne comptait pour simplifier la vie de ses lecteurs. L’enfer orthographique est pavé de bonnes intentions !
82. POURQUOI SOUFFRONS-NOUS QUAND NOUS DEVONS APPELER QUELQU’UN ?
Pour que nous puissions écrire « je te joins au téléphone » !
Au XVI e siècle, le verbe « appeler » se prononçait comme aujourd’hui. « J’appelle » et « nous appelons » s’articulaient différemment. Robert Estienne sera un des premiers à adapter le nombre de l ou de t en fonction de la prononciation. Il l’applique pour « appeler ». L’Académie ne le suivra pas à cause de l’étymologie latine appellare et écrira appeller , systématiquement avec deux l . Cette orthographe tiendra jusqu’au milieu du XVII e siècle.
En effet, à l’époque, les amoureux des lettres attachent plus d’importance à l’étymologie qu’à la phonétique des sons é et è en pleine évolution. En 1740, l’Académie donnera raison à Robert, grâce à l’intervention de l’abbé d’Olivet. Si un collègue vous corrige sur ce mot, n’hésitez pas à lui demander pourquoi il prend parti pour d’Olivet et Estienne contre les quarante premiers académiciens… Cela ne vous dispensera pas de refaire votre Post-it, mais détournera la conversation.
Constatons au passage que cette réticence académique à mettre un seul l à « appeler » parce que appellare en a deux explique notre accent grave à « je gèle ». Nous aurions pu mettre deux l , mais le latin gelare n’en avait qu’un !
83. POURQUOI ÉCRIVONS-NOUS « BOURSE » ET « SOURCE » ?
Parce que les plus grands savants ont des lacunes !
Au XVI e siècle, Robert Estienne, suivant les juristes qu’il adore, prend l’habitude d’écrire à la fin des mots la consonne désormais muette qui termine leur racine latine. Il nous a légué « sang » ( sanguis ), « lard » ( lardum ), « plomb » ( plumbum ), « tard » ( tardus ), « sourd » ( surdus ), « profond » ( profundus ), « long » ( longus ) et « froid » ( frigidus ) par amour du latin. Robert conseille d’écrire « bourse » car l’équivalent de ce mot en latin est bursa .
Néanmoins, ses connaissances ne sont pas infaillibles. Il aurait pu tenir le même raisonnement pour « source », qui vient de sursa . Mais il ignorait cette étymologie. En somme, c’est à cause de l’ignorance de Robert Estienne que nous mettons un c à « source ».
84. POURQUOI ÉCRIVONS-NOUS « PRUDENCE » ET « OFFENSE » ?
Par souci de simplicité !
Les Romains écrivaient et prononçaient prudentia et dementia . Au cours des siècles, ce t va évoluer vers le s . Au XVI e siècle, Robert Estienne trouve original de symboliser ce son par un c . Il écrit « prudence » et clemence .
Les Romains disaient et écrivaient offensa et mensus . La prononciation de ce son s perdurera. C’est en toute logique que Robert Estienne écrira « offense » et « immense ».
Vous me direz : « Il aurait pu mettre un s pour les mots qui viennent de prudentia et dementia ! »
C’est vrai, il aurait pu ! Mais c’eût été oublier l’étymologie, savoir suprême pour nos grammairiens humanistes !
85. POURQUOI ÉCRIVONS-NOUS : « CHER PSYCHOLOGUE, IL Y A PEU DE CHANCES QUE NOUS VOUS SOURIIONS » ?
Suspens !
Le y possède l’immense avantage d’être la seule voyelle à hampe. Nos anciens l’adoraient et lui attribuaient trois fonctions.
Il permettait de distinguer les fins de mots dans les manuscrits : roy, loy … Au pluriel, ce y n’a plus de raison d’être. Cela donnait : un roy, des rois, un mary, des maris . Au début du XVIII e siècle, ces ajouts qui n’ont aucun rapport avec l’étymologie disparaîtront plus facilement que les autres. Une fois n’est pas coutume, l’Académie entérinera rapidement cette évolution.
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