Mais il leur arrivait aussi d’en appeler à leur imagination. Ce sera le cas pour « blé » qui s’écrira bled alors qu’ils ignoraient son étymologie. Nous-mêmes n’en sommes pas très sûrs.
Lorsque l’imprimerie permettra l’utilisation de l’accent aigu, beaucoup voudront remplacer ed par é . La lutte durera des siècles. Pour « blé », ce n’est qu’en 1762 que le d disparaîtra définitivement. Les partisans de la graphie pié échoueront. La résistance était plus forte quand le latin justifiait la lettre ajoutée. D’où l’importance de bien choisir ses alliés !
73. POURQUOI ROBERT ESTIENNE EST-IL SI MÉCONNU ?
Parce que la destinée est injuste !
Né en 1503 et mort en 1559, nous pouvons considérer Robert Estienne comme le père de notre orthographe. Personnalité originale ! Chez lui, tout le monde parle latin : femme, enfants et domestiques, comme en témoignera son fils qui, plus tard, se moquera des courtisans d’Henri IV. Pour ce latiniste amoureux de la langue grecque, le français ne pourra jamais acquérir la qualité des langues classiques s’il ne se dote pas de règles et d’une grammaire.
En 1540, il publie un dictionnaire françois-latin censé être un modèle d’orthographe. Il y fixe le français en traduisant le latin. Comme pour nos juristes du XIII e siècle qui passaient continuellement d’une langue à l’autre, l’habitude lui fait écrire notre langue d’une manière qui colle le plus possible à l’orthographe latine.
En 1558, il publie son Traité de la grammaire française , œuvre d’une importance capitale qui inspirera l’Académie française et marquera notre orthographe. Dans sa préface, il fait explicitement référence aux juristes, qu’il décrit comme « des plus savants en notre langue, qui avaient tout le temps de leur vie hanté les Cours de France, tant du Roi que de son Parlement à Paris, aussi sa Chancellerie et Chambre des comptes : lieux où le langage s’écrit et se prononce en plus grande pureté qu’en tout autres ».
À lire cette préface, nous pourrions penser qu’il s’est contenté dans son traité de reprendre les décisions des juristes. Allons-y ! Traitons-le de fainéant ! Ce n’est pas le genre de Robert Estienne. Il a bien dû prendre des initiatives. Comme le démontre Charles Beaulieux, l’orthographe des juristes n’est pas homogène et varie souvent d’un écrit à l’autre, voire à l’intérieur d’un même manuscrit. Même si une uniformité a fini par s’établir, Robert Estienne a certainement dû faire des choix.
Sa fidélité aux anciens va au-delà de l’étymologie, comme en témoigne sa défense du ung .
Nos anciens ont écrit « ung » avec un « g » à la fin, de peur que « un » ne semble être le nombre VII. Toutefois, cela ne plaît pas à plusieurs. Nous savons que « g » en ce lieu ne sert de rien, sinon pour cette cause […] s’il ne leur plaît je ne veux être contentieux, qu’ils écrivent « un » et moi « ung ». Ils ont qui les suivent et je m’arrête aux anciens savants qui en savaient plus que nous .
Sa philosophie transparaît dans ces lignes : fidélité aux anciens même si leurs décisions ne se justifient plus. Au passage, apprécions sa tolérance ! Il refuse tout contentieux. Si quelqu’un veut écrire un , qu’il le fasse. Ce n’est pas Bled qui dirait ça !
Au XVII e siècle, le dictionnaire de Robert Estienne est continuellement réédité et augmenté. Son influence est si considérable qu’il va largement influencer le premier Dictionnaire de l’Académie.
Il est difficile d’imaginer le nombre de zéros en dictée que le Robert Estienne provoqua. Étonnons-nous qu’on l’ait oublié !
74. POURQUOI AVONS-NOUS BESOIN D’UNE CÉDILLE ?
Viva España !
En ancien français, le c devant e et i se prononce ts , puis, peu à peu, s . Certes, nous aurions pu mettre un s , mais nous tenions tellement à garder la trace latine… Centum devient « cent », cilium « cil » et mercedem , qui signifie « récompense », devient « merci ». Recipere explique « recevoir » et son participe passé « reçu ». Or, devant u, c se prononce k . Robert Estienne met un e comme nous le ferons pour distinguer « gorges » et « Georges ». Il écrit receu et prononce ce mot comme nous le faisons.
La cédille vient d’Espagne et devra sa réussite aux échecs italiens de François I er. Le bonheur des uns… Prisonnier à Madrid, le vainqueur de Marignan, dont la suite fut moins glorieuse, se fait lire un roman titré Amadis . Il donne l’ordre à d’Herberay des Essarts de le traduire de l’espagnol en français. Ce dernier obéit et l’imprime en 1540. Dans sa traduction, d’Herberay des Essarts emploie la cédille dont il a apprécié l’utilité en Espagne. Le succès du livre habitue le public à l’écriture romane et à ce petit signe si sympathique que Geoffroy Tory, dans son œuvre Champ fleury , avait été le premier à utiliser en français.
75. POURQUOI LES ANGLAIS ONT-ILS ÉTÉ NOS PREMIERS GRAMMAIRIENS ?
Parce que l’orthographe n’était pas grave à l’époque !
Les Anglais étudiaient le français comme langue étrangère. Cela fait rêver, mais à une époque la langue française avait la cote en Angleterre. Alors que nos intellos hexagonaux (attention, l’Hexagone de cette époque est purement symbolique) s’agenouillaient devant la langue latine, les penseurs anglais vouaient un véritable culte à notre dialecte. Époque bénie du français première langue !
Pour étudier une langue étrangère, il faut des livres. Au tout début du XIV e siècle (je dis « tout début » parce que certains scientifiques le datent de la fin du XIII e siècle) sort le plus vieux traité d’orthographe française : Orthographia gallica . L’auteur anonyme informe ses lecteurs que la plupart des s ne se prononcent pas, comme dans les mots blasmer et mesme . À ses élèves qui ont dû un jour lui demander pourquoi il les écrivait ainsi, il répondit : « Pur bele escripture », que nous pouvons traduire par : « Pour belle écriture » ou « C’est plus joli comme ça » ! Cet auteur anonyme est l’ancêtre de tous ceux qui corrigent leurs enfants en déclarant : « Tes fautes me font mal aux yeux ! »
Je vous invite maintenant à faire la connaissance de l’Anglais Palsgrave (1480–1554), auteur de la première grammaire française qu’il dédie à Henri VIII et à la princesse Marie, dont il est le précepteur. Plus tard, la reine Marie sera surnommée « Marie la Sanglante », Bloody Mary . Mais l’orthographe n’y est pour rien ! N’est-il pas amusant de penser que notre premier grammairien s’appelait Palsgrave ? A-t-il servi d’inspiration à ceux qui disent que faire une faute, ce n’est pas grave ?
En 1530, il publie en anglais Lesclarcissement de la langue françoyse afin d’aider ses compatriotes à bien articuler notre langue. Particulièrement visionnaire quant à l’avenir de notre société, il privilégie la prononciation parisienne. Palsgrave utilise les accents pour montrer comment prononcer cette langue étrangère qui doit sembler bien exotique à sa royale lectrice. Il place un accent aigu sur « père ». En bon Anglo-Saxon, il critiquera la négligence et l’ignorance des imprimeurs français. Quatre cents ans plus tard, Charles Beaulieux lui rendra la monnaie de sa pièce en notant que les imprimeurs anglais ne sont pas meilleurs car les éclaircissements mêmes de Palsgrave sont criblés de fautes.
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