Par sa diffusion, l’imprimerie donne de l’importance à la moindre décision touchant à l’orthographe. Jusque-là, les clercs, juristes, copistes et autres poètes écrivaient sans trop craindre des critiques qui ne pouvaient émaner que de rares lecteurs. Par définition, ils n’étaient lus que par une personne à la fois. L’imprimerie multiplie les lecteurs d’une même édition qui peuvent comparer et critiquer. L’innovation d’un simple copiste se limitait à sa copie. Lorsqu’un imprimeur a une idée, elle se trouve immédiatement entre les mains de nombreuses personnes. De plus, si l’auteur du Roman de Renart n’a jamais relu les copies qu’on faisait de son œuvre, il en ira différemment pour ceux qui impriment Montaigne ou Ronsard. Les écrivains qui envoient leurs manuscrits suggèrent une orthographe. L’imprimeur qui se sent responsable donne son avis. Tout cela provoque pour notre matière un intérêt inconnu jusque-là. De plus, ce débat est public et prend les lecteurs à témoin dans un pays qui aura toujours une prédilection pour les bagarres.
Les imprimeurs, qui ne pèchent pas toujours par leur délicatesse, agissent souvent sans même demander l’avis de l’auteur. Placés devant le fait accompli, certains auront un choc en se relisant. Sans parler des écrivains morts ! En témoigne cette réflexion de Clément Marot à qui nous devons le participe passé. Selon lui, aucun livre n’est plus incorrect ni corrompu que les Ballades de François Villon : depuis sa mort, en 1462, les éditions se sont multipliées, toujours plus inexactes.
Un certain Bouchet, dans son livre Epistres morales & familieres du Trauerseur , ira même jusqu’à les menacer en vers :
Mais parautant [pour autant] qu’entre vous imprimeurs
Estes souuent [souvent] des facteurs [acteurs] reprimeurs
Et qu’adioustez [ajoutez] a vostre fantasie
Chose mauluaise [mauvaise] au propos mal choisie
En corrompant la rime bien souuent
La prose aussi
Et qui pis est corrompant la sentence [la phrase]
De l’escripuant [écrivant], c’est iniure [injure] et offense .
Gardez vous en, Messieurs les Imprimeurs…
À bon entendeur…
62. POURQUOI SONT-CE LES IMPRIMEURS QUI PROMEUVENT LES ACCENTS ?
Parce qu’ils ne craignent pas les pâtés !
Les imprimeurs défendent les accents, les points sur les i , voire la cédille ! Ils ne rencontrent pas les problèmes liés à l’écriture de manuscrits. Quiconque a chanté Au clair de la lune sait que nos anciens écrivaient avec une plume trempée dans un pot d’encre. Essayez. Prenez une plume d’oiseau, trempez-la dans le pot et écrivez. Vous constaterez que l’encre, ça coule et ça tache ! Ce faisant, elle provoque chez l’auteur une angoisse terrible : celle du pâté ! Un horrible pâté au milieu d’une lettre oblige à la réécrire intégralement. Or le temps, c’est de l’argent, et le papier coûte cher. Le risque de pâté augmente quand nous soulevons la plume.
Voilà pourquoi, comme on l’a vu, nos anciens ne séparaient pas les mots dans leurs manuscrits. Ils attendaient que l’encre ait disparu de la plume pour aérer leur écrit d’un petit espace. Ils évitaient les points sur les i , se méfiaient des accents et abhorraient la cédille. En effet, l’écriture de ces signes implique de soulever la plume. Du coup, la nécessité de rendre leur écriture lisible les obligeait à multiplier les lettres à hampe ( h, t, y …), notamment à la fin des mots ou pour indiquer le son é . Voilà pourquoi ils écrivaient amy, roy, amitiez…
L’invention de la presse supprime cette crainte. Dans le texte imprimé, on peut séparer les mots, améliorant ainsi la lisibilité. Je vous invite à regarder dans un musée une vieille presse à imprimer. Vous verrez qu’il y a une case par lettre avec les poinçons correspondants. Ces poinçons ne sont pas gratuits, bien au contraire. Le mot forest , que nous rencontrons dans les lettres manuscrites et qui pouvait s’écrire sans lever la plume, nécessite l’utilisation de six poinçons. Est-ce pour cette raison que les imprimeurs préfèrent écrire forêt , qui ne compte que cinq lettres ?
63. POURQUOI L’ORTHOGRAPHE DES IMPRIMEURS A-T-ELLE MIS TANT DE TEMPS À TRIOMPHER ?
Parce qu’il n’y avait pas d’ordinateurs !
De nos jours, l’immense majorité des textes sont dactylographiés. Les textes manuscrits sont en voie de disparition, à tel point que des pays comme la Finlande envisagent d’arrêter l’enseignement de l’écriture manuscrite. Au XX e siècle, la correspondance des entreprises était rédigée sur des machines à écrire. Aux XVI eet XVII e siècles en revanche, le texte imprimé était l’exception. En dehors des textes officiels et de la littérature jugée digne de publication, le manuscrit régnait sans partage. En outre, ne perdons jamais de vue que, à l’époque, l’orthographe n’est pas une règle, mais une opinion ! Lorsqu’un imprimeur propose une orthographe, il émet un avis, rien de plus.
Si l’idée de rationaliser et d’uniformiser l’orthographe s’installe dans la société, elle ne triomphera définitivement qu’au XIX e siècle. En attendant, ce n’est pas gagné ! Claude Mermet, qui cumule les activités de notaire, maître d’école et poète, publie en 1583 une Pratique de l’orthographe française . Pour lui, l’enseignement de l’orthographe consiste surtout à apprendre à lire et, par exemple, à expliquer que le ph se prononce f et que le y possède le grand avantage de ne pouvoir être confondu avec ce qu’il appelle le « i consonne », notre j . Dans ce manuel, il critique ceux qui veulent uniformiser l’orthographe. Je le retranscris mot à mot :
Je puis ici dire mon opinion de la répréhension de ceux qui, rencontrantun même mot orthographié en manière diverse, condamnent témérairement l’une en approuvant l’autre, ou ambitieusement les condamnent toutes deux […] . L’un veut écrire « cognoistre », l’autre « congnoistre », et l’autre « connoistre » ; l’un « besogne », l’autre « besoigne », et l’autre « besongne » ; l’un « faire », l’autre « fere » ; l’un « faict », l’autre « fait » ; l’un « soubzsigné », l’autre « soubsigné », et l’autre « soussigné ». Il me semble donc que de tels repreneurs […] estiment qu’il n’y ait qu’une orthographe pour chaque diction, comme s’il n’y avait qu’un seul chemin pour aller en un seul lieu, comme si l’on ne pouvait cuisiner des œufs que d’une manière et porter des chausses que d’une façon .
Méditons cette dernière phrase qui comblerait d’aise des millions d’élèves.
De ce texte, il ressort que l’orthographe varie énormément suivant les auteurs et les imprimeurs. Une telle variation serait impensable de nos jours.
Cette variation est encore plus vraie dans l’écriture manuscrite, comme en témoigne cette lettre de François I er.
Madame, vous congnoytrez [connaîtrez] par effect que ie [je, le i et le j s’écrivent de la même manière] desyre sur tout [surtout] conseruer et garder lamytye [l’amitié] dentre [d’entre] ledyt Empereur mon bon frere et moy et de demeurer en laduenyr [l’avenir] tousyours [toujours] vostre bon frere et cousyn Francoys. À lymperatrisse [l’impératrice] ma bonne seur [sœur] et cousyne .
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