Cet emploi s’est perdu, nue ayant été remplacé par ses deux dérivés, nuage et nuée, pour désigner ces phénomènes atmosphériques. Pourtant, le mot nue fait partie d’une importante famille qui regroupe des vocables aussi variés que noce, nuptial, nubile ou encore obnubiler . Cette diversité de sens vient du latin nubes, qui signifie « nuage » et, figurément, « voile » et « obscurité ». Selon la coutume romaine, la femme se couvrait d’un voile en se mariant ; aujourd’hui, un cerveau obnubilé est obscurci par une idée fixe. Si nue a vieilli, tomber des nues et porter aux nues se maintiennent, évoquant une impression de hauteur et d’instabilité extrêmes, celle que l’on ressent lorsqu’on abandonne ses certitudes ou que l’on perd brusquement ses illusions.
Au XVII esiècle, Furetière affirme « qu’un poète, qu’un orateur s’élèvent au-dessus des nues quand ils ont un style élevé, des pensées sublimes ». Plus dure sera la chute. Les nues font ainsi écho aux métaphores rapprochant la renommée des astres et des sommets. La tête dans les nuages, on peut rêver de décrocher la lune, mais attention à ne pas tomber de haut, ce qui arrive aux rêveurs éveillés.
À titre d’exemple
« Je tombais des nues, j’étais ébahi, je ne savais que dire, je ne trouvais pas un mot. »
Jean-Jacques Rousseau,
Confessions , 1782–1789.
Ne pas être en odeurde sainteté
être mal vu
Quand une personne n’est pas en odeur de sainteté auprès de quelqu’un, c’est qu’elle en est mal vue. On ne peut pas la sentir ou encore on l’a dans le nez . Belle cohérence des expressions françaises — en apparence. Car si l’on se penche sur cette formule, on lui découvre une origine pieuse assez surprenante.
L’expression s’emploie à la forme négative, mais pourrait-on dire, à l’inverse, être en odeur de sainteté ? Ce qui laisserait entendre que la sainteté et donc les saints et les saintes échappent au sort commun en matière olfactive, surtout lorsqu’ils rendent leur âme à Dieu. Et c’est bien de cela qu’il s’agit : des récits relatent que des cadavres saints auraient exhalé une odeur suave. Cette odeur exquise était interprétée comme un signe certain de leur sanctification.
Ces petits miracles sont devenus proverbiaux : on disait d’une personne considérée, pour des raisons canoniques ou par le regard populaire, comme sainte, qu’elle avait vécu et était morte en odeur de sainteté, « en état de perfection spirituelle ». Il a été facile de passer de « être considéré comme un saint » à « être bien vu, apprécié ». Au XVII esiècle, être en odeur, bonne ou mauvaise, signifiait « avoir telle réputation », et Furetière donne cet exemple imagé : « Une banqueroute met un marchand en mauvaise odeur sur la place. »
Ne pas être en odeur de sainteté est donc une litote qui laisse à chacun le soin de juger à quel point la personne en question est mal perçue. Implicitement, cela revient à comparer la cible de la critique avec un cadavre. En connaissant le sous-entendu de l’expression, vous voilà au parfum !
Le mot de Stéphane De Groodt
Ne pas être en odeur de sainteté signifie en d’autres termes ne pas sentir l’encens.
dès maintenant, dès aujourd’hui
Si l’on décompose cette expression, prononcée à la va-vite dorzêdéjà, on reconnaît de et déjà, mais l’on s’étonne de ce ores qui nous est inconnu. En apparence du moins… Car ores n’est autre que l’ancienne façon d’écrire l’adverbe or . À l’origine, or ou ores, du latin hac hora « à cette heure », c’est « maintenant ». Nous pourrions le reconnaître grâce à l’expression ancienne d’ore en avant, devenue dorénavant, qu’on n’analyse pas plus que maintenant, qui « tient en main » le temps.
La forme ores n’a survécu que dans d’ores et déjà . Ce déjà qui nous est familier contient dès « à partir de (un moment) » et l’ancien français ja, du latin jam, qui a le même sens, « à partir d’un instant présent ou passé ». Encore un pléonasme, un peu à la manière de aujourd’hui où hui signifie « en ce jour ». Ja, oublié, discret, est en réalité vivant, dissimulé dans jadis et dans jamais, autres mots curieux quand on les dévisse, mais assez logiques. En revanche, ores et déjà bégaie un peu, disant « maintenant et déjà maintenant ». Décidément, cet adverbe or ou ores est bien aimé, car on dit aussi dés-or-mais !
D’ores et déjà a remplacé d’ores à ja « de maintenant jusqu’à un autre maintenant », ce qui n’est ni très précis ni très sensé. Ja n’étant plus compris, on l’a remplacé par dès jà, qui marque le commencement d’une période dont on n’évoque pas la durée, et donc la fin. On pense que c’est la langue juridique qui a lancé cette façon longuette et prétentieuse de dire déjà . Les avocats, on le sait depuis belle lurette*, affectionnent les longs discours. Les journalistes, soucieux d’attirer l’intérêt, ont suivi. Quant à condamner l’expression, comme l’ont fait les puristes il y a une centaine d’années, cela reviendrait à condamner une bonne part de nos habitudes de langage !
À titre d’exemple
« Je me donne le plus grand mal pour avoir de bons titres, d’autant plus que je ne peux travailler à un manuscrit que s’il est d’ores et déjà joliment intitulé. »
Michel Tournier,
Journal extime, 2002.
Pousser des cris d’ orfraie
pousser des cris perçants ; protester vivement
Si jamais, dans une forêt, vous avez entendu ce petit oiseau de proie qu’on appelle l’orfraie, vous aurez du mal à comprendre que ces cris aigus et brefs aient suscité une expression signifiant « hurler, crier et protester très fort ».
Le cri de ce rapace n’est ni très puissant, ni strident. Bref, aigu mais pas plus. Cela ne fait pas peur, ni ne casse les oreilles. Ce que casse l’orfraie, ou plutôt son nom, ce sont des ossements, ce qui présume qu’au moins en latin, cet oiseau était réputé charognard. Il se nommait en effet ossifraga « casseur d’os », et ce mot a donné en vieux français osfraie, puis orfraie . Faute ! Comme notre brave rossignol, qui est un lossignol mal prononcé.
Ainsi les cris de l’orfraie n’effraient personne. Mais son nom ressemblait beaucoup à celui d’un autre oiseau, nocturne, l’effraie, sorte de chouette au plumage clair, dont le nom traduit le fait que son cri nocturne est « moult effrayant ».
On a ainsi confondu les noms de deux oiseaux très différents et attribué à l’orfraie, injustement, le frisson d’effroi provoqué par le hululement de l’ effraye .
Le romancier Hervé Bazin a écrit dans L’Huile sur le feu que l’effraie poussait « des cris perçants d’écorché vif ». De quoi changer d’oiseau dans cette expression qui assimile des cris humains, souvent de colère, de récriminations, à ceux d’un oiseau de nuit. Les cris d’orfraie que poussent nos semblables ne nous effraient plus. Ils se contentent d’être insupportables, et les deux oiseaux qui s’y rencontrent ne s’y reconnaissent pas.
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