ALAIN REY
À mots découverts. Chroniques au fil de l'actualité
À Ivan Levaï,
Louis Bozon,
Stéphane Paoli
18 septembre : Jeux Olympiques de 2000.
22, 26 septembre : La cassette Méry et l’indignation du président.
27 septembre : Le maire suspendu (Tiberi).
29 septembre, 11 octobre, ( et voir 8 juillet 2002) : Suspension des sanctions pénales pour les élus : débats sur l’amnistie.
9, 10 octobre : Ehud Barak presse Arafat.
31 octobre : Pollution marine.
6 novembre : Tempête de novembre.
7, 9, 22 novembre, 13, 14 décembre : Élection présidentielle aux États-Unis.
10, 15 novembre : Les suites de la « vache folle ».
21 novembre : Sommet de La Haye sur la pollution.
28, 30 novembre : Révision de la loi sur la bioéthique.
6, 7, 11 décembre : Sommet européen de Nice.
Malgré les difficultés de la vie sociale quotidienne, malgré les violences que l’on signale un peu partout sur la planète, ou peut-être à cause d’elles, il faut parler de ces jeux Olympiques qui tentent de passionner et de distraire le monde entier.
Chaque nation bombe le torse, pour faire place à un joli plastron de médailles. La multiplication des disciplines et donc des trophées a sans doute pour objet de valoriser sans cesse plus de sports et d’exercices, mais aussi de répartir plus largement l’or, l’argent et le bronze qui vont avec.
Médaille , mot italien passé en français à la Renaissance, vient de la désignation modeste, en latin, d’une monnaie, une demi-monnaie, en fait, puisque le mot medialia vient de medius , « demi ».
Le même terme latin avait donné en ancien français le nom de cette menue monnaie dont il est question dans n’avoir ni sou ni maille , et avoir maille à « partir » — à partager.
La médaille prit du galon en Italie, devenant un demi-denier, le denier étant une assez jolie somme. Comme cette monnaie était ornée de la frimousse d’un personnage illustre ou puissant, elle a pris le sens que nous connaissons : à la fois œuvre d’art et symbole honorifique.
À partir de là, il y eut le temps des médailles saintes, celui des médaillés militaires, celui des profils de médaille, car de grands sculpteurs y gravent de nobles têtes. Quand ils les gravent d’un seul côté, cela entraîne le non moins célèbre revers de la médaille.
Celles des jeux Olympiques sont par définition sans revers. Elles représentent une excellence manifestée par les meilleures performances dans une réunion mondiale des meilleur(e)s athlètes. Certes, le père des Jeux modernes, Pierre de Coubertin, avait raison de rappeler que l’important est de participer, mais la faiblesse humaine fait que médaille vaut mieux que participation. La France, paraît-il, est déjà joliment médaillée, cette année. Réjouissons-nous, car nos sportifs le méritent, et pour notre fierté nationale. Cependant, le mérite sans médaille, qui n’est pas moindre, ne devrait jamais être oublié.
18 septembre 2000
L’essence ne quitte pas la une des journaux, ni les préoccupations de ce qu’on pourrait appeler le consomobile , « consommateur de mobilité motorisé ». L’essence, c’est essentiel : on dirait un mauvais slogan publicitaire, mais ce n’est qu’une tautologie. En effet, essentia vient tout droit du verbe latin esse , qui, par un dérivé populaire, essere , nous a donné estre, être . Désignant la nature de toute chose, le mot essence s’est appliqué à l’alchimie, activité à la fois pratique et symbolique, presque philosophique.
Recherchant la pureté absolue des substances qu’ils cuisinaient, les alchimistes appelèrent essentia, essence , le produit d’une distillation. Cinq opérations de purification : c’était la quinte-essence. Au XVI e siècle, ces essences matérielles étaient donc affaire d’alchimistes : on parle toujours d’essences dans le domaine des parfums et certaines essences végétales s’appellent encore des huiles essentielles .
Comme pétrole veut dire « huile de pierre », l’huile essentielle la plus essentielle devint au XIX e siècle l’essence de pétrole.
Du coup, les savantes dissertations des philosophes sur l’essence, l’existence et le néant, sujets aussi profonds que les cuves des grandes raffineries, prennent un sens inattendu. « L’existence, disait Sartre dans un raccourci saisissant, précède l’essence. » On ferait bien de prendre cela au sens pétrolier du mot, car souvent, ces temps-ci, l’essence semble tout précéder, y compris l’existence même.
Joli symbole de la domination de la technique et de l’économie sur les valeurs humaines, cette essence nous obsède, car il en faut pour se déplacer et il faut se déplacer pour exister, dans cette société qui a fait exploser les proximités d’autrefois. Résultat du tout-automobile, comme on dit, l’essence devient l’emblème du besoin vital. Piétons, cyclistes et patineurs n’y changent pas grand-chose, ni même la voiture électrique : l’essence est reine et grâce au jeu de l’économie aujourd’hui d’essence libérale, des poches petites et nombreuses se vident, pendant que de très grosses poches se remplissent : n’est-ce pas, M. Shell, qu’on aime nettement moins ?
19 septembre 2000
Une vidéo accusatrice, mais posthume et sans valeur juridique, cela paraît mineur : un non-événement. Mais non, c’est un énorme pavé dans l’aquarium politique élyséen. La réaction morale, qui suscite les mots de l’indignation, n’a pas suffi. On a donc entendu dans la bouche du président un mot inattendu, que la plupart ont cru inventé pour l’occasion : abracadabrantesque . Frappant, sonore, imprévu, certes, mais nouveau, sûrement pas, puisque l’un des plus grands poètes français l’emploie.
Dans « le Cœur volé », que vous trouverez dans toutes les éditions de Rimbaud, on peut lire :
Ô flots abracadabrantesques,
Prenez mon cœur, qu’il soit lavé !
Le cœur politique aurait besoin d’une sérieuse purification, en effet. Rimbaud, toujours voyant, n’avait pas inventé ce monstre. La longueur expressive de cet abracadabrantesque exprime un étonnement stupéfait. Jacques Chirac aime le pouvoir (des mots) ; il ne violente pas la langue française.
Au-delà de la dénégation, de la surprise, de la colère — réactions affectives et morales —, les allégations de M. Méry suscitent des questions logiques. Sont-elles vraies ou fausses ? Sont-elles vraisemblables ou pas ? Sont-elles absurdes, folles, extravagantes — on dit sottement « surréalistes » — autrement dit abracadabrantesques ? Ce mot, les romantiques l’avaient forgé sur une formule magique.
Inepte, vide, simple cliquetis sonore, cet abracadabra ? Pas du tout. Mais magique et antique, car les Grecs le connaissaient : il venait de l’hébreu kabbalistique. Pas absurde, mais inquiétant, l’abracadabra signifierait : « le Quatre ( ’arba ) casse ( dak ) le quatre ». ’Arba lu à l’envers donne abra : du verlan, déjà ! Obscur ? Pas forcément. Le quatre pourrait bien être le nom de Dieu, le tétragramme, quatre lettres. Et ce qu’il anéantit, ce serait les quatre éléments, c’est-à-dire le monde sensible, les choses existantes. C’est pourquoi abracadabra , « ce beau mot », disait Ambroise Paré, pouvait guérir.
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