BORIS VIAN
Chroniques du menteur
TEXTES ÉTABLIS PAR NOËL ARNAUD
Si nous armions de notes et commentaires les Chroniques du menteur, le lecteur en serait accablé.
Il n’est quasiment pas une ligne de ces textes qui ne se fonde sur l’actualité littéraire, artistique, dramatique, politique et tuttiquantique la plus immédiate. Une actualité que les hommes d’âge et graves estimeront déformée, trahie, paradoxisée au point de n’apparaître plus que foutaise et billevesée.
Les plus zélés de nos jeunes et moins graves lecteurs, qui ont toujours ignoré si Maurice Schumann (aujourd’hui de l’Académie française comme vous et moi, et donc correctement vêtu plusieurs fois l’an) portait ou non en 1946 un pantalon sous sa soutane, ces lecteurs-là s’imposeraient à chaque écueil de sauter du texte aux notes et s’écrouleraient en moins d’une heure au coin de la table, la tête lourde, l’œil ichtyomorphe, comme un soir de mauvaise ivresse. Qu’ils évitent ce fâcheux état ! Nous les y aidons — conscient d’accomplir un devoir salubre — en leur épargnant tout apparat, appareil, parade ou parure critique, voire la moindre apostille explicatoire.
Au demeurant, les hommes graves se trompent : l’actualité de Boris Vian n’est pas seulement plaisante (bien plus plaisante que la « vraie ») ; elle est grosse de virtualités ; elle frôle à tout instant le prophétique.
La Môme Piaf anoblie par le Pape avec le titre de baronne Piaffe, ç’aurait pu être, puis canonisée sous les espèces de Marie-Edythe, duchesse de Piaffe, il s’en est fallu de peu, et l’avenir n’a pas dit son dernier mot. Le grand maître de la Série Noire, Marcel Duhamel, est-il le fils d’un certain Georges Duhamel ? Question oiseuse aujourd’hui : Marcel est à jamais illustre quand le nom de Georges, à peu près effacé, n’a quelque chance de subsister qu’à la faveur de ce procès en paternité (cela dit sans attenter à la mémoire de Georges Duhamel dont nous pourrions personnellement, si nous écrivions — ce qu’à Dieu ne plaise — nos souvenirs, rappeler plusieurs actes courageux en un temps où le courage coûtait cher). Quant aux hommes politiques, leur prêter en 1946-47 des opinions alors tout à l’opposé des leurs, n’était-ce point souvent anticiper les opinions qu’ils professeront vingt-cinq ans plus tard ?
Le lecteur de maintenant peut prendre, en toute innocence, au pied de la lettre et pour argent comptant les affirmations de Boris Vian : il ne s’en trouvera pas plus mystifié qu’un autre, et il connaîtra la joie de voguer au vent de l’imaginaire, en s’amusant çà et là, quand les vagues les poussent, avec de beaux gros canards en baudruche.
Après tout, le mensonge — celui qui, au-delà du jeu sur les mots, s’approprie les noms, fertilise les patronymes (suprême nominalisme) et les revêt de nouvelles apparences — est parfois une autre vérité qu’on appelle aussi, aux meilleurs jours, la poésie.
Noël ARNAUD.
La table des matières du présent volume indique la date de parution dans Les Temps modernes de chacune des Chroniques du menteur.
Nous avons joint aux cinq chroniques reçues les deux chroniques refusées. La première, Impressions d’Amérique, écrite le 10 juin 1946 et restée jusqu’à ce jour inédite, était destinée au numéro 11/12 (août-septembre 1946) des Temps modernes, numéro qui contient néanmoins un texte vigoureux de Boris Vian consacré à l’auteur radiophonique américain Norman Corwin. La seconde, intitulée Chronique du menteur engagé : Pas de crédits pour les militaires, porte la date de septembre 1948 ; elle devait marquer sinon la « rentrée » de Boris Vian aux Temps modernes (on ne l’en avait pas chassé), du moins la reprise en ce lieu auguste de son rôle de Menteur. Quoique nous ayons déjà donné cette chronique dans Textes et Chansons (Julliard, 1966 ; 10/18, 1969), sa réimpression ici nous semble justifiée : nous croyons, en effet, qu’on aimera trouver rassemblés en un seul volume la totalité des mensonges de Boris Vian, et l’éditeur nous affirme que cette redite de quelques pages n’aura qu’une incidence minime sur le prix de vente du livre (souci plus que jamais légitime si l’on veut vraiment respecter le lecteur).
Enfin, sans caresser l’extravagance, c’est sur un Avant-propos que nous clôturons le recueil, l’avant-propos de Boris Vian à l’ouvrage de James Agee et Walker Evans Le Travail, traduit par Michelle Vian. Dès les premières lignes, Boris nous dit qu’il officie en sa qualité de Menteur. Ce texte, court mais à longue portée, s’installe donc à sa place naturelle dans notre réunion. Remis le 5 novembre 1947 à Maurice Merleau-Ponty — dont on sait qu’il ne portait pas une estime exceptionnelle à Boris Vian qui, de son côté, jugeait l’auteur de la Phénoménologie de la perception un tantinet « pontyfiant » —, cet Avant-propos, fait pour enrichir le sommaire d’une livraison des Temps modernes, s’en vit écarter. Un extrait du Travail parut sous le titre Louons maintenant nos grands hommes (reflet de l’original américain : Let us now praise famous men) dans le numéro 27 des Temps modernes (décembre 1947) avec la mention : traduction de Michelle Vian [1] Sous le titre Louons maintenant les grands hommes et dans une traduction en tous points excellente de Jean Queval, avec trente-six photographies de Walker Evans et une postface de celui-ci datée de 1960, cet ouvrage écrit en 1936 a été enfin intégralement publié en 1972 aux Éditions Plon.
. Mais de Boris Vian et de sa lecture perforatrice, plus question.
N. A.
CHRONIQUE DU MENTEUR
( Les Temps modernes, n° 9, juin 1946)
I
LE PAYS SANS ÉTOILES
un film de Georges Lacombe
L’accueil favorable fait à ce film par la critique parisienne, dont le doyen, Paul Arthur, déclarait récemment à l’issue d’un banquet, qu’il ne croyait pas que ça se passerait comme ça, ne doit en aucune façon influencer le spectateur, ce dernier ne tenant en général plus compte des critiques depuis la mort prématurée, en juin 1940, du regrettable François Vinneuil. C’est pourquoi nous tenterons, dans les lignes qui suivent, de donner une subtile analyse de cette bande ; ses mérites sont certains, mais il paraît au Menteur que l’on est en train de commettre à son endroit une de ces erreurs monumentales — toutes proportions gardées — auxquelles Georges Sadoul tente d’accoutumer ses lecteurs depuis bientôt quelque temps.
Regrettons tout d’abord la couleur du film. La tentative de Georges Lacombe et de la Discina n’aura, espérons-le, pas de suite. Sans être chauvin, on peut déplorer, en un moment où l’intérêt de la Défense nationale occupe le premier plan des discussions passionnées de l’Assemblée constituante, le gâchis scandaleux que représente le passage de plus de deux mille mètres de pellicule au violet de méthyle. Ajoutons que l’impression produite est désastreuse, car le violet déborde l’image et cela ne fait pas soigné. Mais ce n’est point le grief principal que l’on puisse concevoir à l’égard du film, dont nous allons tout d’abord tenter de résumer le scénario.
L’action se situe en Vendée, dans le manoir du Comte. Il y règne une étrange atmosphère, faite d’eau fraîche, de chutes en plein champ, de fleurs cueillies et de dossiers recopiés. Un vieillard à cheveux blancs lance un jeune homme à cheveux blonds sur la piste d’André, qui est parti pour les Amériques.
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