Boris Vian
Trouble dans les andains
CHAPITRE I.
ADELPHIN DANS SES GROLLES
Le Comte Adelphin de Beaumashin passait une chemise blanche devant son Mirophar-Brot qui resplendissait de feux convergents. Il y avait ce soir-là grand raout chez la Baronne de Pyssenlied et Adelphin, désireux de paraître à son avantage, avait fait préparer par Dunœud, le valet modèle, son frac numéro un, qu’il n’endossait que dans des circonstances exceptionnelles. L’habit gisait, bleu nuit, sur le pied du large divan recouvert d’une peau d’ours de Barbarie achetée par Adelphin lors d’un voyage de découverte en République d’Andorre. Les revers de soie mate luisaient d’un doux éclat et la ganse du pantalon au pli impeccable tranchait dans toute sa longueur le fourreau guibollaire prêt à être passé. Dunœud n’avait point oublié le léger papillon d’une virginité entière dont la pose prochaine allait parachever la perfection d’une toilette savamment comprise dans sa recherche qui n’excluait pas cette presque simplicité tolérable seulement chez les individus solidement constitués et les mal bâtis au portefeuille abondant.
C’est ainsi qu’Adelphin mettait des souliers jaunes.
CHAPITRE II.
LE JAUNE EST UNE COULEUR
Platon, dans un pamphlet resté fameux paru vers 1792, formule en quelques phrases bien pensées sa conception de l’univers. Il se résume pour lui à l’écran d’une espèce de cinéma sur lequel se projettent des ombres animées que d’aucuns prennent pour réalité quand la réalité se trouve en réalité derrière eux. Partant d’une idée analogue, Adelphin s’était dit : pourquoi pas des souliers jaunes si je ne me montre qu’à contre-jour ? Il avait donc décidé de ne se montrer qu’à contre-jour, tâche relativement aisée si l’on réfléchit que, sous nos latitudes, elle est facilitée la moitié du temps par l’absence de jour, que l’on appelle communément la nuit, phénomène au cours duquel le jour et le contre-jour se rejoignent avec régularité. D’ailleurs les souliers, quoique jaunes, étaient parfaitement adéquats à l’ensemble de la tenue du Comte, qui posait sur sa chevelure rousse une casquette grise à pois mauves et s’enveloppait d’une ample cape de velours cramoisi (à l’intérieur) soutachée d’herminette et de besaiguë, et doublée extérieurement d’un banal drap noir que rien ne distinguait extérieurement des milliers de draps noirs formant la matière constitutive des milliers de capes noires, qui, le soir, voltigent à quelques pouces des omoplates de milliers d’hommes du monde. Sous sa cape de drap noir (et, à l’intérieur, de velours cramoisi) Adelphin portait beau. Ainsi, saisissant une canne à pommeau de bruyère culottée électriquement il se baissa d’un coup sec et ramena du fin fond d’un recoin sub-pajotique le bouton de col qui lui avait échappé comme il se déshabillait deux jours auparavant.
CHAPITRE III.
PSYCHOLOGIE
En l’occurrence, il pouvait se faire qu’Adelphin, tout simplement, eût pensé de façon normale à ce bouton de col oublié depuis deux jours. Or il n’en est rien. Le complexe phénomène interne mis en jeu et cause profonde de son geste non prémédité reposait sur le processus dénaturant baptisé par les grands philosophes association d’idées, qui se produisit au moment même qu’Adelphin, sur le point de fermer son col, constata, avec une remarquable présence d’esprit, l’absence de son bouton de col. Il n’en faut pas plus pour inonder d’une lumière éclatante la source d’un geste dont la raison, sans la brillante analyse qui fait l’objet de ce chapitre et dont la seule science des philosophes a permis l’application, fût sans doute demeurée obscure et soumise à toutes les fluctuations que lui peuvent imprimer les manies d’un cerveau non initié.
CHAPITRE IV.
PORTRAIT D’ADELPHIN
Adelphin, né depuis trente ans, s’enorgueillissait à juste titre d’un physique que plus d’un moniteur de Joinville normalement constitué lui eût envié après avoir été victime de trois accidents d’automobile consécutifs et de plusieurs explosions bien conditionnées. Une fine moustache pommelée serpentait de biais au-dessous d’un nez de pur style baroque, aux proportions dignes de tenter les ciseaux d’une Parque et surplombait la lippe charnue du Comte, fleur odorante semblable à quelque vénéneuse renonculacée. Les pommettes saillantes formaient, en bas des yeux carminés, un fragile réceptacle où l’on s’imaginait perpétuellement qu’allait venir mourir une petite rivière lacrymale tant l’endroit semblait propice — devons-nous pas dire propleur ? — à des épanchements exutoriaux. Le front, vaste et sillonné de replis mouvementés, barrait brusquement la route à la luxuriante toison fauve qui donnait à la noble tête d’Adelphin quelque chose d’un air léonin. Tel en sa splendeur trentenaire apparaissait le chef du Comte. Le corps ne lui cédait en rien. Un col gracieux à l’extrême, dont la naissance bleuâtre s’engonçait entre les montagneuses avancées des omoplates, un velu thorax, cylindrique et barré de côtes saillantes comme ces ondulations que la marée donne au sable dans son lent repli sur des positions préparées à l’avance, un bassin large et bien étanche, quatre membres d’une élégante finesse et comparables pour la grâce aux seuls roseaux des verts marécages, composaient un tout harmonieux, voire surréaliste, auquel mainte dame du Faubourg s’était souvent complue à rendre un hommage dévoilé.
Tel se voyait le Comte dans son Mirophar-Brot.
CHAPITRE V.
L’ARRIVÉE AU RAOUT
Sa toilette parachevée, Adelphin ouvrit lentement la porte de sa chambre et, jetant un dernier regard au cristal métallisé, se dirigea d’un pas glissant de libellule vers l’escalier de marbre dont la volute habillée de laine bleu-gris barrait l’horizon immédiat des chatoiements de sa rampe nickelée.
Il descendit comme à regret les quelques marches qui le séparaient du niveau commun et pénétra dans la légère voiture électrique rangée par Dunœud, quelques minutes plus tôt, au pied du perron de son hôtel particulier.
Beaumashin, par coquetterie, conduisait seul : ça fait sport. Les souliers jaunes frémirent nerveusement sur les pédales de commande et, avec le bruit d’un coucou qui s’envole, la voiture démarra. On croyait même entendre le choc des poids du coucou sur les murs.
Adelphin conduisait bien. C’était merveille de le voir effleurer les trottoirs aux tournants, et planer — eût-on dit — à quelques millimètres au-dessus de la chaussée. Il avait une curieuse manière, bien à lui, de taquiner l’avertisseur de son index spatulé, produisant dans le pavillon de métal une rumeur étrange et personnelle donnant la note de cette attachante individualité.
Place de la Concorde, Adelphin s’arrêta pile, face à l’Hôtel Crillon. Un homme se détacha de l’ombre et s’approcha du roadster.
— C’est toi ? dit Adelphin.
— C’est moi ! répondit l’autre, qui monta tandis que la voiture démarrait.
Quelques minutes plus tard, les deux hommes sonnaient chez la Baronne de Pyssenlied.
CHAPITRE VI.
PORTRAIT DE SERAFINIO
Le compagnon d’Adelphin se nommait — pourquoi le celer plus longtemps — Sérafinio Alvaraide. De haute taille, les épaules bosselant l’habit bien coupé, il semblait bâti à coups de pied dans le cul. Une physionomie tourmentée, qu’animait un regard sauvage, lui conférait un caractère d’originalité ardente qui faisait rechercher sa compagnie par les dames de grand tempérament. Une monstrueuse sexualité irradiait de tous les pores de cet homme au rire merveilleusement subtil qui, par de savants exercices, avait développé sa résistance au point de pouvoir saillir une percheronne de un mètre soixante-quinze au garrot sans en pâtir le moins du monde. Ses allures de centaure débridé lui permettaient de supporter les regards concentriques de toute une assemblée avec une aisance à nulle autre pareille. Frémissant, il allait dans la vie comme un sifflet à deux sons, brutal et cosmétique. En le voyant passer, les gardiens de l’ordre retiraient leur casque et les petits enfants s’arrêtaient de crier.
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