L’avion rasa la route et une giclée de mitraillette fit gicler l’écorce d’un gros chêne noueux, gravant profondément dans le bois les lettres P. A. Puis, il se mit à tourner en spirales autour de la voiture.
Le Major empoigna la manette de l’avertisseur et émit en morse quelques signaux qui parurent incompréhensibles à Adelphin. D’ailleurs, celui-ci ne savait pas le morse. L’avertisseur de la Cadillac était un engin d’une puissance étonnante et couvrait aisément le bruit de la pipe de Sérafinio qui jutait un peu ; lui aussi.
Au bout de quelques secondes, l’avion cessa de tourner et, gagnant de la hauteur, se perdit rapidement dans les nuages.
Il faisait un temps splendide. Le ciel était parfaitement limpide et d’un bleu-vert insoutenable. C’est pourquoi, seul Adelphin, qui était myope, s’en rendait compte. Pour les trois autres, le temps était ordinaire, sans plus. On entendait les cailles grésiller dans les sillons et les alouettes grisoller dans les rillons ou peut-être le contraire.
Antioche Tambrétambre prit enfin la parole.
— C’était Popotepec !… murmura-t-il en lâchant l’accélérateur qui s’arrêta de crier, pour que ses compagnons puissent entendre son murmure.
— Petit cours d’histoire ! annonça le Major en se tournant vers ses complices.
CHAPITRE XXIII.
SUD-AMÉRIQUE
— Comme vous vous en doutiez, reprit le Major, il s’agit du célèbre Popotepec Atlazotl.
Il s’arrêta court, évoquant des souvenirs inoubliables. Il revoyait cette petite ville des Andes, où Popotepec, monté sur une muleta, ralliait ses troupes innombrables autour de lui, en chantant l’hymne des anciens Aztèques.
C’était Inca exceptionnel. Popotepec était parti le matin, et le soir, victorieux, il rapportait les têtes de cent onze ennemis de la nation. Antioche et le Major ayant participé à l’expédition, avaient dû quitter le pays peu de temps après, mais Popotepec leur faisait régulièrement parvenir de ses nouvelles.
La gloire de ces souvenirs lui paraissait impossible à évoquer par le simple langage, le Major termina par ces mots :
— C’est tout.
Adelphin et Sérafinio avaient compris. Il est des présences qui se passent de commentaire.
CHAPITRE XXIV.
ENVOL D’UN CHAT
À neuf heures du soir, la petite bonne de Monsieur Grinchepédosque, gros bijoutier de la rue Daranatz, mit la tête à sa fenêtre pour s’assurer que Jaccopo Bédarritz, son ami, l’attendait bien à la quatrième borne. Elle n’eut que le temps d’allonger le bras pour attraper au vol et par la peau du cou, un chat de gouttière de teint indéfinissable que le pare-chocs d’une somptueuse voiture blanche venait de projeter dans les airs sans autre dommage qu’une légère ébourrification des plumes de la queue.
Ce chat provenait du croisement de Mirus Premier avec un lointain descendant du fruit des amours de la poule et du lapin que nous a narrées Réaumur dans ses pages choisies (Collection dirigée par Jean Rostand). Tous les chats de cette famille avaient des plumes à la queue. Joyce (Ulysse, page 985) affirme que cette déformation ne va pas sans un secret contentement ressenti à la base de la colonne vertébrale, dans la position défécatoire, mais nous n’avons jusqu’ici jamais pu vérifier cette assertion qui semble bien caractéristique du génie de l’irlandais.
La petite bonne (elle s’appelait Maria) offrit au chat une tasse de camomille qu’il accepta avec reconnaissance, et descendit rejoindre son amant qui l’accepta avec reconnaissance.
Le Major et ses compagnons — car c’était eux — foncèrent à travers les rues tortueuses et mal pavées de la ville. Après avoir tourné autour de l’église ils se perdirent dans un chemin à peu près désert et la voiture stoppa devant une porte basse soigneusement bardée d’affiches municipales.
Les quatre hommes descendirent silencieusement et se glissèrent rapidement dans l’encadrement de la porte ; elle s’était ouverte sans bruit aux objurgations du Major. La Cadillac suivit. Elle savait se conduire seule et sentait l’écurie. Quand ils eurent parcouru quelques mètres, la porte se referma avec un claquement sourd et Antioche tourna un commutateur qui se trouvait sous sa main. Une suave musique s’éleva. C’était la Téhéssef. Antioche tâtonna quelques instants et finit par trouver un autre commutateur. Cette fois, c’était le bon. Il y eut un craquement discret et le plancher se déroba sous les pas des quatre amis ; ils tombèrent avec ensemble dans le vide.
Leur chute fut de brève durée, mais le contact avec le sol pavé d’une cave obscure se révéla efficace. Adelphin perdit son béret blanc, enfoncé cependant jusqu’aux oreilles comme d’habitude. Le Major réagit vigoureusement. C’était un principe chez lui. Tirant de sa poche une grenade, il la lança dans les profondeurs de la cave. Une détonation mate et… une pluie de gravats s’abattit sur Sérafinio ; celui-ci n’avait pas eu la présence d’esprit de rester étendu.
Adelphin extirpa, à tâtons, les plus grosses pierres de l’œil gauche de son ami, et Antioche se mit en devoir de résumer la situation. Il tira de sa poche une puissante torche électrique et promena un faisceau de lumière éblouissante sur les ténèbres environnantes qui s’évanouirent du coup.
Le lieu était sinistre. Des tentures de jaconas bleu nuit, couvertes de salpêtre, tombaient de la voûte démantelée par l’explosion de la grenade et se perdaient au sol dans un amoncellement de débris de toute nature : couvre-théières, saxifrages, ombilics désaffectés… Dans un coin, on trouvait même un saxophone faux à l’intérieur duquel les cancrelats avaient fait leur nid. La cave était rectangulaire et bâtie en moellons de bœuf.
La grenade lancée par le Major avait fait sauter partiellement la voûte et le haut d’un des petits côtés de la cave. Par l’ouverture ainsi ménagée, on n’apercevait rien que le noir profond des caveaux. Une fumée bleuâtre s’accrochait aux aspérités des ruines.
Soudain, comme la lueur de la torche démasquait les bords irréguliers du trou, une forme blanchâtre palpita vaguement dans l’ombre, et disparut à nouveau derrière le mur.
Antioche éteignit aussitôt sa lampe et lâcha un pet en sol majeur pour avertir ses acolytes du danger imminent.
Sérafinio qui, distraitement, sodomisait le Comte, se releva et s’abrita prudemment derrière la haute stature du Major. Celui-ci se retourna d’un air méfiant, mais ne protesta pas, car il ne voyait rien.
Antioche, à tâtons, lança une autre grenade dans le trou. Un mugissement surnaturel retentit, et un jet de liquide chaud vint inonder les quatre hommes qui reculèrent, horrifiés, car ils avaient reconnu l’odeur du sang de crapaud.
On entendait maintenant, de l’autre côté du mur, une rumeur sourde, accompagnée d’un clapotis écœurant, comme des pieds de gibbon dans de la purée de pomme de terre trop liquide. Antioche, courageusement, dirigea derechef le faisceau de sa torche vers l’ouverture, qui apparut à nouveau, légèrement agrandie, ses bords teintés de rouge saumon. Une main s’agita quelque temps, puis s’agrippa aux bords du trou et la tête d’un sexagénaire, incroyablement barbu, passa d’abord, suivie peu après du corps émacié du vieillard de stature gigantesque, et qui portait, sous le bras droit, un rouleau de feuilles jaunies par le temps.
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