La petite bonne (elle s’appelait Maria) offrit au chat une tasse de camomille qu’il accepta avec reconnaissance, et descendit rejoindre son amant qui l’accepta avec reconnaissance.
Le Major et ses compagnons — car c’était eux — foncèrent à travers les rues tortueuses et mal pavées de la ville. Après avoir tourné autour de l’église ils se perdirent dans un chemin à peu près désert et la voiture stoppa devant une porte basse soigneusement bardée d’affiches municipales.
Les quatre hommes descendirent silencieusement et se glissèrent rapidement dans l’encadrement de la porte ; elle s’était ouverte sans bruit aux objurgations du Major. La Cadillac suivit. Elle savait se conduire seule et sentait l’écurie. Quand ils eurent parcouru quelques mètres, la porte se referma avec un claquement sourd et Antioche tourna un commutateur qui se trouvait sous sa main. Une suave musique s’éleva. C’était la Téhéssef. Antioche tâtonna quelques instants et finit par trouver un autre commutateur. Cette fois, c’était le bon. Il y eut un craquement discret et le plancher se déroba sous les pas des quatre amis ; ils tombèrent avec ensemble dans le vide.
Leur chute fut de brève durée, mais le contact avec le sol pavé d’une cave obscure se révéla efficace. Adelphin perdit son béret blanc, enfoncé cependant jusqu’aux oreilles comme d’habitude. Le Major réagit vigoureusement. C’était un principe chez lui. Tirant de sa poche une grenade, il la lança dans les profondeurs de la cave. Une détonation mate et… une pluie de gravats s’abattit sur Sérafinio ; celui-ci n’avait pas eu la présence d’esprit de rester étendu.
Adelphin extirpa, à tâtons, les plus grosses pierres de l’œil gauche de son ami, et Antioche se mit en devoir de résumer la situation. Il tira de sa poche une puissante torche électrique et promena un faisceau de lumière éblouissante sur les ténèbres environnantes qui s’évanouirent du coup.
Le lieu était sinistre. Des tentures de jaconas bleu nuit, couvertes de salpêtre, tombaient de la voûte démantelée par l’explosion de la grenade et se perdaient au sol dans un amoncellement de débris de toute nature : couvre-théières, saxifrages, ombilics désaffectés… Dans un coin, on trouvait même un saxophone faux à l’intérieur duquel les cancrelats avaient fait leur nid. La cave était rectangulaire et bâtie en moellons de bœuf.
La grenade lancée par le Major avait fait sauter partiellement la voûte et le haut d’un des petits côtés de la cave. Par l’ouverture ainsi ménagée, on n’apercevait rien que le noir profond des caveaux. Une fumée bleuâtre s’accrochait aux aspérités des ruines.
Soudain, comme la lueur de la torche démasquait les bords irréguliers du trou, une forme blanchâtre palpita vaguement dans l’ombre, et disparut à nouveau derrière le mur.
Antioche éteignit aussitôt sa lampe et lâcha un pet en sol majeur pour avertir ses acolytes du danger imminent.
Sérafinio qui, distraitement, sodomisait le Comte, se releva et s’abrita prudemment derrière la haute stature du Major. Celui-ci se retourna d’un air méfiant, mais ne protesta pas, car il ne voyait rien.
Antioche, à tâtons, lança une autre grenade dans le trou. Un mugissement surnaturel retentit, et un jet de liquide chaud vint inonder les quatre hommes qui reculèrent, horrifiés, car ils avaient reconnu l’odeur du sang de crapaud.
On entendait maintenant, de l’autre côté du mur, une rumeur sourde, accompagnée d’un clapotis écœurant, comme des pieds de gibbon dans de la purée de pomme de terre trop liquide. Antioche, courageusement, dirigea derechef le faisceau de sa torche vers l’ouverture, qui apparut à nouveau, légèrement agrandie, ses bords teintés de rouge saumon. Une main s’agita quelque temps, puis s’agrippa aux bords du trou et la tête d’un sexagénaire, incroyablement barbu, passa d’abord, suivie peu après du corps émacié du vieillard de stature gigantesque, et qui portait, sous le bras droit, un rouleau de feuilles jaunies par le temps.
— Je suis venu en barque… haleta-t-il. Sur le sang de Jules… pauvre Jules… vous l’avez eu… Il aimait tant le bougredâne…
— Qui ça, Jules ? demanda Sérafinio doué d’une comprenette à la déclanche.
— Jules !… Pardi !… répondit le vieillard… Rhizostomus, gigantea azurea oceanensis de taille adulte… capturé autrefois… Maliopi… Ah !… Je crève de pépie !…
Il eut un hoquet bizarre et sembla se rétrécir brusquement.
— Le manuscrit… Vous le lirez… balbutia-t-il… Je vais m’en aller, maintenant.
Il défaillait.
— Allons, grand-père, dit le Major. Du calme !… Vous n’allez pas nous quitter comme ça… n’ayez pas peur…
— Si… soupira le vieux. Je vais m’en aller… parce que j’ai une de ces chiasses !…
Et, abandonnant son manuscrit, il exécuta un magnifique saut périlleux et retomba de l’autre côté du trou. On entendit un bruit d’avirons et le chant des Bateliers de la Volga, beuglé à tue-tête d’une voix cassée, puis, plus rien… que le sinistre clapotis du sang de Jules qui commençait à sourdre au bas de la muraille.
— À l’ouvrage, les gars ! dit le Major. On ne va pas se laisser noyer comme des huîtres dans cette cave.
Il arracha des murs le jaconas qui pendait et se mit à amonceler des débris de toile et de bois le long des piédroits.
Ses compagnons l’aidaient fébrilement sans rien lui demander. Au bout d’un quart d’heure, la pile de matériaux atteignait presque la hauteur du trou sur une épaisseur de deux mètres. Le Major sortit son briquet et mit le feu à l’amas d’objets disparates.
— Va faire du boudin, conclut-il. Coulera plus.
Antioche avait compris depuis longtemps, mais les deux autres échangèrent un regard admiratif.
— Va faire aussi de la fumée, dit Adelphin cependant.
— Non ! Courant d’air…, conclut le Major en projetant, sans prévenir, une troisième grenade à l’opposé de la fosse à Jules.
Le reste de la voûte s’écroula bruyamment et ils n’eurent plus qu’à escalader le tas de moellons pour se retrouver dans le couloir d’où ils avaient chu.
— Faudrait éteindre le feu, dit Antioche en tâtant sa poche pour voir si le manuscrit était toujours là.
— Dieu y pourvoira, répondit le Major qui gagna les étages supérieurs en entraînant les trois autres et en arrachant Sérafinio au bras d’un porte-parapluie qui avait retenu son attention.
CHAPITRE XXVII.
LE MANUSCRIT
— Je voudrais bien savoir, dit le Major, qui s’est permis de truquer ma maison comme ça, et de flanquer un rhizostomus à côté de ma cave.
… car c’était une des nombreuses retraites du Major, habilement arrangée par quelque mystérieux curateur.
— Il m’a bousillé ma cave, il m’a fait foutre le feu à mon jaconas, il nous a fait choir par une trappe. C’est un salaud. Antioche, qu’as-tu à dire pour sa défense ?
— Il est sûrement de ma famille, dit Antioche. Lisons le manuscrit.
— Mais le feu ? rappela Sérafinio.
— Il va s’éteindre, dit le Major. Le jaconas est strictement incombustible, et tous les morceaux de bois ne sont que du plâtre peint.
Rassurés, ses amis s’installèrent commodément sur des chaises boiteuses et inconfortables et se préparèrent à écouter la lecture du manuscrit.
— Si Dunœud était là ! soupira Adelphin. Il pourrait mettre un peu d’ordre !…
— Patience ! dit le Major. Il viendra. Il est prévenu. Écoutons.
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