En fait, le mot répit est fait pour les pessimistes, puisqu’il ne s’agit que d’un intermède au milieu des dangers. En revanche, son frère perdu de vue, le mot respect , apporte un véritable espoir. La vie quotidienne nous harcèle, les affrontements politiques à peu près sans répit harcèlent le monde.
La négociation suppose le respect réciproque et restitue la dignité ; la force et la menace installent haine et mépris. Un peu de respect, ce sera déjà un répit.
10 octobre 2000
Controverses, pas toujours juridiques, autour de l’immunité présidentielle [4] Voir la chronique du 29 septembre : Repentance .
. Cette immunité-là, à la fois exemption et protection contre les actions pénales de droit commun, n’est pas la seule. L’immunité parlementaire, l’immunité diplomatique, elles aussi, peuvent poser quelques problèmes. Immunité , qu’est-ce à dire ? Quand le mot apparaît, il y a plus de sept siècles, c’est pour désigner une exemption. Il n’y a plus, en principe, d’immunité fiscale. Inmunitas , c’est la négation ( in- ) des charges habituelles. Charge partagée, c’est cum-munis , « commun ». L’immunité est contraire à la communauté.
Immunité , donc, est devenu un terme précis de droit constitutionnel avec la III eRépublique. Précis, mais sujet à interprétation.
À peu près à la même époque, le mot devient médical et on lui fabrique tout un vocabulaire d’accompagnement : immun par exemple, reprise d’un mot ancien, qui correspondait à « exempt d’impôt », puis à « indemne ».
On ne dit pas que le président de la République française est immun . Il serait pourtant commode de parler d’ immunosuppression pour une révision des règles constitutionnelles en ce domaine ou bien de réactions immunitaires à propos de la défense de l’immunité par ceux qui en bénéficient.
Mais autant la maladie, qui attaque les immunités biologiques qui nous permettent de vivre, est injuste et odieuse, autant les immunités devant la justice sont ambiguës ; en effet, elles soulignent des situations symboliques qui devraient échapper à toute mise en cause personnelle. Mais ces situations sont fortement compromises par les enjeux politiques, car elles s’appliquent non à des entités abstraites, mais à des personnes, hommes ou femmes politiques. Et il n’y a pas d’immunité face à l’opinion. La notion même d’immunité est-elle compatible avec celle de justice ? Question à nombreuses facettes, dont la principale pourrait bien être morale.
11 octobre 2000
Au milieu des sujets qui fâchent, il y a au moins une nouvelle encourageante, c’est la volonté de tuer les discriminations à l’embauche. Lutter contre les discriminations, c’est évidemment s’attaquer à des préjugés et à de mauvaises habitudes. Au départ, le verbe discriminer est plutôt savant. Pris au latin, il est formé sur une forme du verbe discernere , « discerner ».
Discrimination fut d’abord un terme de grammaire et de science, une variante plus chic de la distinction entre deux choses, de la séparation entre deux objets de pensée. Opération nécessaire et parfaitement morale : personne ne songe à critiquer les mathématiciens qui se servent de discriminants pour résoudre une équation.
Malheureusement, quand ce mot rare et savant est devenu courant, il s’est appliqué brutalement aux groupes humains. Il n’y a pas discrimination, au sens banal du mot, quand on distingue deux personnes. Si cette possibilité disparaissait, on serait dans un monde sinistre de clones.
Mais lorsqu’on prétend, sur des différences collectives, comme l’origine ethnique, les mœurs sexuelles ou tout simplement le fait d’être femme ou homme, créer des hiérarchies fondées sur les préjugés, la discrimination devient racisme, sexisme, homophobie, c’est-à-dire intolérance et injustice. Car l’appartenance à un groupe humain n’est un handicap que dans la tête de ceux qui veulent un monde fait de cases étanches.
Il est dommage que le mot discrimination , qui était en principe une forme de discernement, soit devenu tout le contraire. Au lieu de distinguer et de choisir des qualités personnelles, les discriminateurs pratiquent la confusion mentale, le simplisme et, pour être franc, la connerie. Car comment qualifier un jugement par étiquette précollée qui vient remplacer une appréciation rationnelle — et humaine [5] En ce mois d’octobre de l’an 2000, la discrimination positive n’était pas encore à la mode.
?
12 octobre 2000
Certains euphémismes sont commodes. L’euphémisme évite de nommer directement le réel, ce qui demande des termes forts, et plus nombreux.
Le mot affrontement , qu’on emploie à propos de toutes sortes de conflits et de combats, depuis la rixe jusqu’à la guerre, ne devrait s’appliquer qu’à un face-à-face : c’est un « front à front ». Bizarrement, quand on forme le verbe affronter , au Moyen Âge, c’est au contraire un mot violent : affronter un ennemi, c’était l’abattre en le frappant au front. Mais très rapidement, on est passé à des emplois plus doux, comme « offenser quelqu’un », d’où vient affront .
C’est surtout l’idée de rencontre frontale qui l’a emporté, avec celle de franchise. Et il est vrai que l’affrontement d’adversaires politiques n’est pas synonyme de violence brutale, mais de rencontre franche. Elle exclut les hypocrisies, les détours, les allusions perfides auxquelles la politique nous a habitués.
Par ailleurs, rien de plus tonique que l’attitude qui consiste à affronter les difficultés et à regarder les choses en face, au lieu de pratiquer la politique de l’autruche. Ces emplois d’ affronter et d’ affrontement utilisent l’image du front pour exprimer le franc courage. Lorsqu’il s’agit de violences réciproques, cette image n’est pas toujours méritée. Alors, sans s’occuper des effets d’un courage belliqueux, qui consiste à se jeter sur l’adversaire pour lui écraser la tête, on parle de manière un peu légère d’affrontements comme s’il s’agissait de violences sporadiques et sans grande importance. Vexé d’être employé à la légère, le mot se venge lorsqu’un combattant ou un passant, dans ces rencontres armées, reçoit une balle en plein front. Alors, l’affrontement redevient horrible et perd toute qualité humaine. Comme si se manifestait, dans l’usage de mots « politiquement corrects », une sorte de retour du refoulé.
17 octobre 2000
Le cargo en difficulté au large des côtes françaises est appelé indifféremment tanker , mot anglais qui nous rappelle que tank signifie « réservoir », et chimiquier , dérivé français de chimique . Ne transportant pas de pétrole, il ne peut être dit pétrolier .
Ce navire contient divers produits dont on craint la réaction au contact de l’eau, s’il venait à couler. En particulier du styrène, nom d’un hydrocarbure benzénique surtout connu par sa forme polymérisée, appelée de ce fait polystyrène et constituant de nombreuses matières plastiques.
Le mot styrène a eu de la chance, car son origine, au lieu d’être exprimée en termes savants et ennuyeux, a donné l’occasion d’un charmant poème :
Le styrène est produit en grande quantité
À partir de l’éthyl-benzène surchauffé […]
Le styrène autrefois s’extrayait du benjoin
Provenant du styrax, arbuste indonésien.
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