9 novembre 2000
Bien fol est qui s’y fie. Au centre du problème médical qui fait craindre une maladie affreuse, il y a des éléments rationnels insuffisants et des éléments irrationnels envahissants.
La langue anglaise, qui s’est trouvée confrontée la première à cette épizootie bovine, a inventé une expression simple : mad cow disease , « maladie de la vache folle ».
Reprise en français avec succès, vache folle remplace le nom savant de la maladie. J’entendais, ce matin même, sur cette belle antenne, un enfant qui disait : « Moi, j’en mange plus, de la vache folle », donnant à l’expression le sens de « steak », voire même de « viande ». Folle, forcément folle la viande rouge, notre steak frites tutélaire ? Dès lors, une question se pose : est-ce la vache, le bœuf, tous les bovins, est-ce la viande qui sont frappés de folie, ou bien l’opinion, les médias, nous tous ? En somme, c’est folie vachère contre psychose humaine. Derrière les connaissances scientifiques, d’une insuffisance dramatique, comme dans toute étape de la recherche, il y a les peurs humaines, les simplifications, le désir précipité de comprendre, de réagir, d’échapper à des dangers mal évalués. Un peu de sagesse, qui conduit à la précaution ; beaucoup de folie.
L’adjectif fou ne s’emploie plus en psychiatrie. Pourtant, le mot se porte à merveille et se dit mille fois par jour, parfois de manière sympathique : plus on est de fous, plus on rit ; on s’amuse comme des petits fous . Cela vient de loin, puisque fou vient du latin follis , « le soufflet pour le feu, le ballon gonflé ». Non pas « déraisonner », mais « souffler, gonfler ». Le fou a le cerveau comme un ballon, la tête légère, le raisonnement creux. Fou n’est pas un mot objectif, médical, mais la marque de l’excès déraisonnable : on dit un monde fou . Côté États-Unis, l’élection présidentielle est devenue complètement folle. Côté vache, c’est la peur excessive d’une maladie en effet atroce, mais heureusement rare et dont la cause est mal connue. Le prion est un mystère.
La raison s’y perd. La maladie la plus proche de l’ESB, la tremblante du mouton, ne faisait peur à personne. Un mal voisin, frappant les bovins, terrorise. En parlant de folie , à propos de la vache, animal doux et maternel, les mots ont déclenché d’obscurs fantasmes. Quelle vacherie !
10 novembre 2000
À défaut d’enterrer la « vache de guerre », pour reprendre un à-peu-près du Canard enchaîné , on enterre les farines. Mais uniquement les farines animales, autrement appelées farines carnées , mot savant qui procède du mot latin qui nous a légué chair . Si « la chair est triste », selon le poète Mallarmé, que dire de la carne ?
Quant au terme farine , le voilà quelque peu compromis. Il ne devrait s’appliquer qu’aux céréales traitées par la meunerie, car le terme latin fas, faris désignait simplement le blé. Il était apparenté à faba , « la fève », et à des mots germaniques et slaves désignant des céréales, l’orge, le seigle, et leurs farines. Donc forcément végétale, la farine. Il y a trente ou quarante ans, la farine était de la graine de céréale écrasée. Rouler quelqu’un dans la farine , expression qui renforce le sens familier de rouler , fait allusion à une opération culinaire, avec de la vraie farine.
Mais aujourd’hui, l’Europe entière est roulée dans une fausse farine, oublieuse des origines. Déjà, au XIX e siècle, la face enfarinée du clown blanc s’ornait plutôt de plâtre que d’authentique farine de blé.
Surtout, on a voulu confondre avec les farines des poudres de déchets de poissons, puis de carcasses de bovins. L’équarrissage assimilé à la meunerie et à la boulangerie, voilà un bel exemple de confusion mentale, que les mots reflètent. En fait, les mots détestent être enfermés dans une seule signification ; quand c’est pour s’améliorer, comme poudre , qui est passé de la poussière aux cosmétiques, on peut les comprendre. Mais cette farine consacrée à Cérès — d’où céréales — et qui aboutit à des carcasses pulvérisées forçant les malheureux bovins, pourtant présumés herbivores, à absorber les restes de leurs congénères (quasi-cannibalisme), quelle déchéance !
Les honnêtes farines, sans adjectif, doivent être de blé, ou d’orge, de seigle, de sarrasin. Que farine prenne exemple sur son cousin breton, le far , qui a su rester proche des origines. Le mot farine avait pourtant annoncé ses dérives possibles : on parlait sous Louis XIV de folle farine pour la farine de blé la plus fine, la meilleure, celle que le vent emporte, nous dit Antoine Furetière.
15 novembre 2000
À propos des problèmes de pollution et d’échauffement de la planète, solennellement et péniblement débattus en ce moment à La Haye, le président Jacques Chirac a déclaré, non moins solennellement, qu’il y avait péril en la demeure . Cette expression, qui n’est pas toujours bien comprise, s’applique pourtant à d’innombrables situations. Péril est clair pour tout le monde. Mais demeure ? Pour nous, c’est un lieu de séjour, une belle maison, un bâtiment où l’on réside. Un peu prétentieux, d’ailleurs, demeure et résidence , par rapport à maison , ou appart’ .
On sent bien que dans mettre quelqu’un en demeure de faire quelque chose ou dans il y a péril en la demeure , ce n’est pas de local d’habitation qu’il s’agit. Mais alors, de quoi ?
Tout simplement, du fait de demeurer , de rester, de ne pas bouger.
Le composé latin demorari signifiait « tarder, s’arrêter » et venait de mora , « le retard », mot que la langue française a récupéré dans les moratoires. Demeure vient de demeurer comme bouffe de bouffer ou gratte de gratter . Le mot demeure ne s’est pas plu dans ce sens, trop abstrait, et il est passé au concret, pour domicile, logis. Il est vrai que la demeure, comme le retard, ce n’est pas très stimulant. À preuve le sens déplaisant pris par l’adjectif demeuré , qui ressemble à retardé, arriéré, et qui signifie « idiot ».
Péril en la demeure , donc, c’est « danger à en rester là, à ne rien faire ». L’expression pourrait être universelle en politique. Mais si le contraire de la demeure peut être l’action, c’est parfois aussi l’agitation, voire la réaction. Et demeurer , rester, continuer, ce n’est déjà pas si mal, s’il s’agit de se maintenir en vie, par exemple. Entre péril en la demeure et ses contraires, il s’agit de trouver un moyen terme. Cela peut s’appeler réforme ou révolution, de velours, bien sûr. Et c’est parce qu’il y a maintenant péril en la demeure, ce dont Stéphane Paoli, l’œil vissé à la pendule, est persuadé, que je m’arrête de tchatcher.
21 novembre 2000
On l’a appris ce matin aux petites heures, et la nouvelle venait de la capitale de la Floride. Si on ignore encore le nom du prochain président des États-Unis, on sait qu’il sera fignolé à la main, qu’il sera « manuel ». Le recomptage manuel des bulletins de vote va donc se poursuivre jusqu’à ce que président s’ensuive. Manuel , c’est « fait ou obtenu à la main ». Cela peut s’opposer à automatique , mais aussi, s’agissant des êtres humains, à intellectuel . Les travailleurs dits manuels ne sont pas les seuls à se servir de leurs bras et s’ils travaillent avec leurs mains, ça ne les empêche pas de penser. Les plus manuels des manuels, ce sont les peintres et les sculpteurs.
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