Claude Duneton
La Puce à l'oreille
Anthologie des expressions populaires avec leur origine
Je dédie ce livre à l’inconnu qui, un soir de juillet 1917, à la cafétéria d’un supermarché de la banlieue Sud, alors que, les yeux un peu vagues, je rêvassais à la composition de ces pages, m’a pris pour un paumé, et, avec beaucoup de délicatesse, m’a donné dix francs.
Je ne lui avais pas parlé ; j’avais simplement expliqué à son petit garçon que les corbeaux qui évoluaient au bord de la piste de l’aéroport étaient les petits du Boeing 707 qui venait d’atterrir.
Il faut toujours dire de jolies choses aux petits garçons.
Préface
de la nouvelle édition
La première édition de La Puce à l’oreille parut il y a sept ans. Les lecteurs firent au livre un accueil chaleureux, parfois enthousiaste, témoignant leur goût profond pour les saveurs du langage dans ce qu’il a de plus vivant et imagé, les expressions figurées et populaires. Je les en remercie.
Depuis, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts. J’ai continué mes enquêtes et mes déambulations dans les dédales de la langue ancienne, au point d’être souvent submergé ; mais, toujours au prix d’une grande vigilance, j’ai réussi à ne pas m’embourber entièrement dans ce que je nommais un marécage. J’ai dépouillé des centaines de textes, j’ai consulté des dizaines d’ouvrages que je n’avais pas à ma disposition il y a sept ans. J’ai accumulé une documentation, donc, infiniment plus riche et plus solide que celle où je puisais alors. Chemin faisant, je me suis forgé aussi une méthode, je dois le dire, plus rigoureuse que celle que j’avais conçue à mes débuts dans l’ardeur et l’excitation de la chasse aux mots. Je me suis endurci.
J’ai été aidé ; en tout premier lieu par les lecteurs eux-mêmes. Un abondant courrier m’a permis de glaner ici et là des informations souvent précieuses, parfois décisives quant à la datation et l’origine de certaines expressions modernes, dont je fais état dans cette nouvelle version. D’autre part, plusieurs livres récents m’ont fourni matière à collecte et à réflexion, en particulier je me dois de citer l’important Dictionnaire des Expressions et Locutions figurées, d’Alain Rey et Sophie Chantreau, paru en 1979, et surtout le remarquable Dictionnaire du Français Non Conventionnel (D.F.N.C.) de Jacques Cellard et Alain Rey, en 1982, fort bien documenté, et précieux pour l’étude de tout ce qui concerne le langage populaire contemporain.
J’ai donc profité de cette nouvelle édition pour revoir et augmenter La Puce à l’oreille. Je me suis appliqué à corriger quelques inexactitudes, modifier des hypothèses trop hâtives, ou au contraire approfondir celles qui m’apparaissent les plus solides à la lumière de mes connaissances actuelles. Je ne suis pas mécontent d’avoir pu étayer certaines de mes intuitions d’il y a sept ans, en particulier d’avoir élucidé, je crois bien, le mystère du séculaire et primesautier Coq-à-l’âne. J’ai aussi entièrement refondu certains chapitres, ajoutant une centaine d’expressions qui m’ont paru amusantes à fouiller — je ne pouvais, pour l’heure, faire davantage.
Enfin, j’ai peut-être commis derechef quelques bévues dans le remaniement de ce livre ; c’est le risque ! Et qui craint les feuilles, n’aille pas au bois… J’espère au moins qu’on trouvera plaisir à cette nouvelle mouture, et que mon livre, encore, n’est pas piqué des vers.
À Paris, le 12 août 1985.
Un marécage… Un marécage avec des trous noirs, des flaques boueuses, des touffes de joncs, des buissons fantômes et le soir qui descend. Voilà comment je vois mon paysage… La nuit qui vient sur les lagunes et la brume qui monte. Et mon chemin cent fois perdu, cent fois retrouvé, presque. Un chemin improvisé aux repères mouvants. C’est là à peu près ma situation de chasseur solitaire…
Lorsque je suis parti à la chasse aux expressions populaires, à la demande de la Rédaction du magazine Elle, il y a dix ans, j’étais joyeux et confiant. J’avais déjà élucidé plusieurs menus mystères d’enfance — on commence toujours par là — des phrases qui me turlupinaient depuis l’âge de huit ans au moins, du genre « être fier comme un pou », ou « mener une vie de barreaux de chaise. » À l’époque je connaissais bien les poux justement, nous en avions à l’école de temps en temps… La fierté supposée de ces parasites m’intriguait : dès qu’on essayait d’en attraper un, il s’enfuyait lâchement dans l’épaisseur de la chevelure, vermine noirâtre, pleine de pattes, sinistre, je voyais mal le sens de l’expression…
La vie soi-disant mouvementée des barreaux de chaise m’avait valu aussi de durs moments de réflexion. Évidemment on y met les pieds ! Ils craquent un peu quand on se balance. — Te balance pas sur ta chaise !… Pourtant, à mon avis, ça ne leur faisait pas une bien grande aventure.
Apprendre, sur le tard, que les barreaux en question n’étaient pas du tout ceux de mon siège, mais les bâtons d’une chaise à porteurs, que le pou glorieux de l’histoire n’était pas un pou mais un coq, avait illuminé ma vie ! Pour un temps…
Fort de quelques captures faciles, de certaines connaissances, et d’abondantes lectures dans l’ancienne langue — poussé aussi, il faut bien l’avouer, par de dures nécessités, comme on dit quand on n’a plus d’argent — je me suis mis à traquer la locution comme d’autres le criminel en cavale. C’est vrai, j’ai commencé comme chasseur de primes !
Et puis vient la passion. Très vite. Les difficultés aussi d’ailleurs ! — Au début les copains m’aidaient. Ils m’indiquaient des pistes, me fournissaient des listes, notaient pour moi au hasard des causettes les mots entendus, entre la poire et le fromage… « Et celle-là, dis donc ? Pourquoi on dit ça ? » Au café, en voiture, partout : « Qu’est-ce que ça veut dire, au fait, “avoir du tintouin” ? » C’est fou ce qu’on peut se poser comme questions, quand on se met à y penser !… Je sautais sur les dictionnaires, m’enfonçais dans des bouquins épais. Je relançais mes vieilles marottes : les textes du Moyen Âge au goût d’églantine et de primevère. J’éclaircissais les ombres du langage avec un peu de fébrilité.
Seulement voilà : les chemins du savoir sont comme les autres, pleins de ronces. Très vite les livres deviennent douteux, les références s’amenuisent. On se retrouve attelé à une tâche dont on ne soupçonnait pas l’ampleur… Comme un détective privé lancé sur une affaire anodine qui découvrirait des ramifications secrètes, des prolongements inquiétants, qui de fil en aiguille se retrouverait sur la trace d’une maffia internationale, dans un labyrinthe d’indices, de preuves vraies et fausses, de coups bas, avec des assassins partout à ses trousses. On devient Sherlock Holmes, sans le vouloir. On rase les murs, on s’engouffre dans de vastes bibliothèques au silence sournois. On établit des fichiers, on compare, on recoupe. On tombe dans un domaine mouvant où les savants se contredisent, où il faut distinguer le certain du probable, qui n’est plus tout à fait certain mais encore solide, de l’hypothétique pur où l’astuce et l’imagination ont la plus grande part.
Très vite le labyrinthe s’ouvre sur un marécage de plus en plus vaste à mesure que l’on avance, de moins en moins sûr. Bientôt les chemins qui étaient presque fleuris se divisent, s’écartent, se croisent, s’emmêlent puis s’éparpillent en une foule de sentiers sans noms, s’effrangent en des pistes boueuses qui n’aboutissent qu’à des trous d’eau dormante. On patauge, on n’en sort pas…
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