En réalité une locution est un fait de langue qui naît d’un mode de vie, d’usages communs, d’actions répétées, par la connivence d’un groupe. Elle ne véhicule qu’exceptionnellement le souvenir d’une anecdote précise — à moins qu’il ne s’agisse d’un fait historique parfaitement daté qui a eu à son époque un certain retentissement, comme le « coup de Trafalgar », ou à un degré moindre le « coup de Jarnac » [1] C’est là un domaine que les contraintes matérielles ne me permettent pas de traiter dans le présent ouvrage, et qui entrera dans la composition d’un volume ultérieur.
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Pour en terminer avec l’histoire de la cloche de Rouen, et montrer la complexité du problème, il n’est pas exclu que les sonneurs, si tel est le cas, aient utilisé l’expression « boire à tire la Rigault », justement parce qu’elle faisait un jeu de mots superbe avec l’expression existante, et qu’ils aient fini par penser que la leur était la bonne. J’ai connu un forgeron qui s’appelait aussi Rigaut, et bien avant de connaître cette histoire, à le voir tirer sur le soufflet de sa forge, je ne pouvais m’empêcher de penser qu’il faisait ça « à tire-larigot. » Quand j’étais petit je croyais même vaguement que l’expression était attachée à sa personne ! En outre on peut imaginer sans beaucoup d’audace que les sonneurs de Rouen, influencés par une locution qui leur allait comme un gant, soient devenus ivrognes pour se conformer au dicton, par pure complaisance linguistique !
Cela dit, l’agacement de mon lecteur est révélateur d’un état d’esprit. Les gens veulent des réponses à tout prix, sûres, tangibles. Ils ont du mal à se contenter d’une approximation, même si elle relève d’une prudence toute scientifique. Hélas ! comme il disait, il est des cas où les réponses définitives sont impossibles parce que l’écheveau a été brisé, que des morceaux entiers manquent vers le début, et que tout le monde en est réduit aux conjectures. Pour employer une image encore plus claire fournie par l’éminent linguiste Pierre Guiraud : « Une locution est un puzzle dont nous ne possédons qu’une pièce sur dix et en essayant de le reconstruire on doit se garder de forcer les morceaux dans une échancrure destinée à rester vide [2] P. Guiraud, Les Locutions françaises, P.U.F., 1961.
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Autrement dit il faut savoir accepter son ignorance. Pourtant, avant de capituler on a tendance à pousser les élucubrations le plus loin possible. C’est humain, on veut savoir. Chaque élément nouveau qui est découvert, une citation, un rapprochement, fait soudain rebondir l’enquête, abandonner des pistes considérées jusque-là comme sûres, reconsidérer le tout et repartir sur une nouvelle… conviction intime !
Prenons l’expression, bizarre si l’on y réfléchit : « griller un feu rouge » — absurde même, si l’on s’en tient au sens strict des mots. Elle est venue spontanément dans le langage contemporain par jeu sur « brûler un feu rouge », lequel est construit sur « brûler un arrêt », par analogie avec « brûler l’étape », lui-même construit sans doute à partir de « brûler le pavé », signe de grande hâte qui prend son image dans les étincelles très réelles produites par les sabots d’un cheval au galop ou les roues ferrées d’un carrosse sur une route pavée… À moins que les armées n’aient autrefois réellement brûlé les fourrages abandonnés, au cours d’une retraite précipitée, sur les lieux où elles auraient dû camper !
Supposons que les feux tricolores de nos carrefours soient prochainement supprimés, et remplacés par un système tout autre, plus électronique et plus efficace, par exemple un dispositif qui arrêterait automatiquement les voitures… Les feux rouge, orange et vert seraient rapidement oubliés en une génération ou deux, comme nous avons déjà oublié qu’il n’y a pas si longtemps ils n’étaient pas automatiques et qu’un agent de la circulation « donnait » réellement le « feu vert », en appuyant sur un bouton.
Admettons maintenant, par pure fantaisie, que dans cinq ou six cents ans on parle encore le français, et que l’expression « griller un feu rouge » soit demeurée dans la langue, avec le sens qu’elle aurait pris après nous de « mourir de mort violente. » Évolution, n’est-ce pas, tout à fait plausible !… On aurait par exemple le communiqué suivant dans la presse écrite ou parlée : « M. Antoine Ployé, le superchairmane de l’omnihameau de Malepente, a été attaqué la nuit dernière, chez lui, par des hommes armés. Après une brève altercation dont nous ignorons le topique, il a rapidement grillé un feu rouge sous les coups de ses agresseurs. »
On voit d’ici l’embarras des commentateurs langagiers ! L’explication la plus courante de cette façon de parler serait qu’« autrefois on torturait les gens sur des grils rougis et qu’ils en mouraient. » Certains, épris de logique, feraient remarquer que l’expression avait dû être « griller sur un feu rouge. » Comme on dirait également « griller son feu rouge », d’autres soutiendraient que c’est là l’expression originale, et la rapporteraient à l’antique coutume de donner une cigarette aux condamnés à mort, citant la vieille formule, dûment attestée : « griller sa dernière cigarette », d’où « son feu rouge », etc.
Mais un autre groupe de chercheurs soutiendrait qu’évidemment ce ne sont là que brides à veaux, et qu’il faut naturellement se reporter à l’habitude qu’avaient les anciens de placer des cierges auprès des cercueils, et que lorsque le défunt avait succombé à une mort aussi soudaine que violente on faisait brûler des cierges rouges, symboles du sang versé, d’où l’expression !
Pourtant, un jour, un jeune savant très ingénieux détruirait d’un coup toutes ces prétendues explications. Il serait tombé par hasard, dans un roman policier archaïque, sur l’expression « griller la politesse. » Il établirait l’équation : feu rouge égale politesse, parce que autrefois « on fixait une lampe rouge à l’arrière des véhicules, par politesse, pour indiquer qu’on s’en allait. » Ainsi la locution « griller un feu rouge » a d’abord signifié « partir », peut-être précipitamment, puis mourir en voyage au cours d’un accident — sous l’influence de « partir pour son dernier voyage » — sens qu’elle avait déjà au XXIII e siècle. Par extension elle s’est appliquée à toutes formes de morts violentes.
On peut imaginer que « donner le feu vert » ayant également survécu, on le rapporterait à la tradition copieusement attestée de la flamme olympique qui donnait le départ des jeux, qu’à une certaine époque cette flamme était verte, et que tout est bien clair ainsi.
Cette évocation futuriste représente assez bien la situation exacte dans laquelle nous sommes placés aujourd’hui face à des expressions telles que « découvrir le pot aux roses » ou « tirer le diable par la queue » !
Pourtant, dans mon hypothèse — absurde parce que les gens du futur disposeront sur notre époque (à moins d’accident !) d’une masse de documents écrits et filmés — il y aurait toujours et quand même la possibilité pour un chercheur de découvrir la trace de nos véritables feux de la circulation, et de retracer une évolution exacte de l’expression. — C’est là précisément que les choses deviennent passionnantes et que le linguiste tourne au détective privé : il existe, tout de même, quelque part, une solution… Les énigmes, policières ou autres, ont toujours excité l’imagination des hommes, au point de leur faire parfois inventer des dieux et des religions.
La seule façon d’avancer dans une enquête, avec quelque assurance de ne pas divaguer, c’est d’avoir des preuves. Les preuves, en linguistique, ce sont les textes. Ou bien on dispose d’un texte, de plusieurs textes, et l’on propose alors une analyse rigoureuse et des solutions fiables, ou bien ils font défaut et toutes les propositions, si brillantes et ingénieuses soient-elles, demeurent des élucubrations plus ou moins séduisantes, plus ou moins « convaincantes », quelquefois utiles comme hypothèses de travail, mais nécessairement provisoires et sans fondement réel.
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