Molière,
Le Malade imaginaire, 1673.
dernière limite
Pour obtenir quelque chose à une date précise, on n’hésite pas à réclamer pour cette échéance le dernier carat, c’est-à-dire la dernière limite. L’expression a de quoi surprendre : carat évoque l’univers de l’orfèvrerie et de la joaillerie. Qui n’a pas entendu parler d’or à dix-huit carats ou d’un diamant de dix carats ?
C’est par l’intermédiaire de l’italien carato que le mot nous est parvenu de l’arabe, où qîrât, lui-même emprunté au grec keration — grande valse des langues, autour de la Méditerranée — désignait la graine de caroubier. Les graines de cet arbre, de forme et de poids étonnamment réguliers, servaient en effet pour peser l’or et les pierres précieuses. Cette pratique consistant à se servir de graines végétales comme poids remonte à la plus haute Antiquité et serait contemporaine de l’invention de la balance.
Le français a maintenu pour le mot carat cette valeur d’étalon, puisqu’il dénomme la partie d’or pur égale à un vingt-quatrième du poids total de l’alliage. Un or à vingt-quatre carats serait parfaitement pur mais, trop mou pour être travaillé, il doit être allié à d’autres métaux. Ce n’est qu’ensuite que ce carat devint une unité de masse en joaillerie.
Le terme a donné lieu à des expressions familières aujourd’hui disparues comme à vingt-quatre carats « parfait, absolu, au plus haut degré » : un sot à vingt-quatre carats est un parfait idiot. Par exagération, à trente-six carats signifiait « au-delà du possible ». Le dernier carat, le vingt-quatrième, est ainsi la limite maximale que l’on puisse atteindre dans le temps comme dans l’alliage précieux, et l’on sait bien que « le temps, c’est de l’argent ».
En argot, carat est d’ailleurs l’unité de mesure du temps, il est alors un synonyme d’ année. Prendre du carat c’est « avancer en âge ». Dix heures dernier carat, c’est « pas une seconde de plus ». Une limite scintillant à l’extrémité du délai accordé.
Le mot de Stéphane De Groodt
Il est dit que c’est le dernier carat parlé qu’aura raison.
marquer des points (aux dépens de l’adversaire), réussir
D’un film numéro un au box-office ou d’un candidat qui bat ses concurrents haut la main, on dit familièrement qu’ils ont fait un carton : ils ont eu un beau succès.
Il ne s’agit pas de gagner aux cartes, même si l’on dit que l’on tape le carton . Ni même de voir l’arbitre infliger un carton jaune ou rouge à un footballeur fautif. C’est dans les fêtes foraines qu’il faut se rendre, là où de grandes feuilles de carton, marquées de zones concentriques permettant un décompte de points, servent de cible sur les stands de tir. Faire un carton, c’est d’abord atteindre la cible, faire mouche*. Régis Debray écrit dans L’Indésirable : « Abattre cette file indienne d’hommes désarmés au milieu du fleuve, c’était comme faire un carton à un stand de foire. »
De là est né l’emploi familier du verbe cartonner, « réussir, avoir plein succès ». Quand on entend faire carton plein, on imaginerait aisément la cible pleine d’impacts du bon tireur. En réalité, cette expression renvoie à un jeu beaucoup plus paisible. Tandis que certains se mesurent sur les stands de tir, d’autres s’assoient tranquillement pour jouer au loto ou au bingo. Des cartes portant des numéros sont distribuées aux participants. Le premier qui a rempli sa carte avec des numéros tirés au hasard a gagné : il a fait carton plein .
On peut désormais distinguer les deux expressions. Si l’on veut gagner un jambon, on devra faire carton plein. Mais si on veut remporter la plus grosse peluche de la fête foraine, il faudra faire un carton, tout court.
À titre d’exemple
« Présenté en compétition internationale, ce film de fantômes made in Venezuela a fait un carton dans son pays et récolté quelques bonnes critiques. »
Le Soir, 2015.
en cachette, discrètement, secrètement
Si l’un des convives s’éclipse en catimini, on comprend sans difficulté qu’il le fait en toute discrétion, qu’il prend la poudre d’escampette*. Pourtant, ce catimini conserve son mystère…
L’expression apparaît à la fin du XIV esiècle sous la forme faire le catimini, « agir en cachette », suivie de la tournure en catimini . Deux hypothèses coexistent. La première est en relation avec le grec katamênia désignant les menstruations, qui a donné cataménial, adjectif savant qui qualifie ce qui y a trait. On peut imaginer que le tabou entourant les règles soit à l’origine d’une expression évoquant le secret, la dissimulation. Michel Tournier, qui évoque volontiers le sens étymologique, rapporte dans La Goutte d’or une tradition saharienne selon laquelle les enfants roux « sont maudits, car ils ne sont roux que pour avoir été conçus alors que leur mère avait ses catiminis. »
La seconde hypothèse est en rapport avec le chat. Furetière l’évoque, indiquant que en catimini signifie « d’une manière cachée et tout doucement, comme vont les chats pour attraper les souris ». Catimini serait composé du picard cate « chatte » et de mini, rattaché à une racine gallo-romane min désignant le chat. La formation de ce « chat-chat » est similaire à celle de chattemite, mite signifiant aussi « chat ». Les noms familiers minet, minou, mimi, mimine et mistigri seraient donc de même origine et nous retrouvons mite dans marmite qui, avant d’être un nom, était un adjectif équivalent de hypocrite . Le nom de ce surprenant double chat n’est pas un cas isolé ; l’alliance du chat et de la fouine a donné chafouin, et le « chat léopard » n’est autre que le guépard, pour qui connaît l’italien.
Qu’il s’agisse de l’invisibilité sociale des règles, de la sournoiserie du chat ou de sa discrétion, il est question de secret. Dans quelques siècles, qui sait, on dira peut-être partir en ragnagnas et plus personne ne saisira l’origine de l’expression.
À titre d’exemple
« Le lendemain il disait incidemment qu’en réalité il était rentré de bonne heure, en catimini, par la porte de service. »
Louis Aragon,
Les Cloches de Bâte, 1934.
bien matériel ou moral qui s’amenuise
C’est certes chagrinant, de voir se réduire peu à peu à néant ce à quoi l’on tient. Les gros chagrins ne sont pas réservés aux enfants, qui ne sont pas encore lecteurs de la fantastique histoire racontée par l’un des plus grands romanciers français, Honoré de Balzac.
Ce chagrin n’a rien de triste puisqu’il désignait une peau, un beau cuir grenu de mouton, de chèvre ou d’équidés, qui servait à faire des reliures. C’est une prononciation fautive d’un sagrin venu de Turquie au XVI esiècle, sans doute influencée par le chagrin qui désole, venu lui d’un ancien verbe grigner exprimant une grimace de colère ou de douleur.
Les maroquiniers et les relieurs employaient ce chagrin bien tanné et préparé, sans se douter que Balzac allait écrire un roman si frappant qu’on parla, après lui, de peau de chagrin a propos de la fatalité qui fait diminuer puis disparaître les jours, les beaux sentiments et les illusions.
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