Moi je ne trouvais pas ça drôle du tout. « Et il n’y aura rien à faire ? Il faudra qu’elle reparte ? »
« Il y a bien un moyen. »
« Dites ! »
Il se pencha vers moi, me glissa : « Si vous l’épousez, vous pouvez voyager tous les deux avec le même passeport. »
C’est maintenant la mi-juillet 1964. Encore quelques semaines et je fêterai mon dix-neuvième anniversaire. Si, pour changer, le Seigneur est avec moi, je le fêterai en Afrique. Et je le fêterai avec Takinaktu – ma femme.
Évidemment, je ne peux pas en être sûr. Elle a pu se débrouiller pour passer la douane et dans ce cas elle aura sans doute disparu à l’intérieur des terres. Mais j’espère bien qu’on l’aura gardée en détention, que c’est là que je vais la retrouver, furieuse contre le monde entier, s’attendant à un rapatriement imminent. Et je lui enseignerai le seul moyen d’éviter qu’on la réexpédie aux Hespérides. Alors on verra ce qui arrivera.
Pour le moment, je suis sur un bateau, ou quelque chose qui y ressemble. Un rafiot branlant qui se traîne vers l’Est à grand-peine. Cela fait deux semaines que nous sommes en mer, et le voyage durera encore longtemps. Je suis le seul passager. Je ne cherche pas la compagnie de l’équipage. Je n’engage pas non plus la conversation avec la cargaison de porcs, dans la cale.
Alors je rédige ce récit. Je l’ai commencé pour passer le temps qui me semblait si long, dans ce port où j’attendais mon départ. Je continue à gribouiller chaque jour vingt ou trente pages. C’est maintenant un épais manuscrit. Si j’y parle de moi, si je raconte qui je suis, où je suis allé, c’est dans l’espoir de me connaître moi-même un peu mieux.
En supposant que je retrouve Takinaktu, je lui ferai lire ces feuillets afin qu’elle me connaisse un peu mieux elle aussi. De plus, elle est bon juge en littérature. Si elle pense que le récit plutôt désordonné de mes aventures pourrait intéresser d’autres lecteurs, j’essaierai de le faire publier. Mais pour le moment, tout cela est bien loin.
Il n’est guère satisfaisant de terminer un ouvrage de ce genre alors que le héros en est encore à chercher l’héroïne sans avoir l’assurance qu’il la trouvera jamais. Pourtant il faut bien que cela finisse ainsi, puisque je ne sais toujours rien du dénouement. Quoiqu’il soit téméraire de se prononcer sur ce qui appartient encore à l’avenir, je crois fermement que je retrouverai Takinaktu, qu’elle me pardonnera d’être resté à me battre, que je lui pardonnerai sa fuite. Et ainsi tout sera bien.
En attendant, j’évoque mon vieil ami Quéquex et lui emprunte une fois encore sa précieuse idée de la Porte des Mondes. Je ferme les yeux, je me tiens sur le seuil. Au-delà du rayonnement doré je vois les autres mondes possibles. Je vois un monde dans lequel Takinaktu et moi nous ne nous sommes pas disputés mais avons pris ensemble le bateau pour l’Afrique. Je vois un monde dans lequel Topiltzin a survécu et a gagné le royaume qu’il convoitait. Je vois un monde où chaque homme est son propre maître, où il n’y a plus ni vaincus ni conquérants. Derrière la Porte, il y a encore bien d’autres mondes. Il y en a un dans lequel Takinaktu et moi vivons heureux ensemble, tout le reste de nos jours.
Peut-être. Le vieux bateau avance lentement vers l’Est.
Vers l’Afrique. Vers Takinaktu. Et une vie nouvelle.
Vers l’Afrique !
FIN