Robert Silverberg
La porte des mondes
Bientôt, sûrement – d’ici l’année 1980, peut-être – on aura fini d’inventer les machines volantes et il faudra seulement deux jours pour traverser l’océan, à la façon des oiseaux. Mais en cet an de grâce 1963 dont je voudrais parler, un tel exploit était encore chimérique. Et c’est tout simplement en bateau que je me suis rendu au Nouveau Monde.
Ce fut, sur une mer agitée, une longue traversée, et j’en garde un fort mauvais souvenir. Mais avant de gémir et me plaindre je veux d’abord vous parler de moi. Je ne suis pas du tout certain que cet ouvrage trouve jamais un lecteur. À part moi, bien sûr. Je l’écris donc pour moi, et j’espère par là y voir plus clair dans ce qui m’est arrivé durant mon séjour aux Hespérides. Mais qui sait ? Supposons que j’écrive ici un livre qui devienne célèbre dans le monde entier, qu’on traduise en toutes les langues, même en turc et en arabe. Si cela devait arriver, il est préférable qu’on sache tout de suite qui je suis.
Dan Beauchamp. Anglais. Domicilié habituellement à New Istanbul, une ville que je préfère appeler Londres. Né le 16 août 1945. Ça me faisait donc dix-huit ans quand j’ai entrepris ce voyage. Taille : un mètre soixante-dix-neuf et demi, en m’étirant au maximum. Poids : quatre-vingts kilos. Teint : clair. Avec des yeux bleus et des cheveux blonds. Personne ne pourra jamais me prendre pour un Turc.
Vous avez déjà dû remarquer que j’ai une certaine répugnance à utiliser le calendrier islamique. Même chose pour le système musulman des poids et mesures, un legs de nos maîtres les Turcs, et bien qu’on s’en serve constamment en Europe. Les Beauchamp tiennent à leur indépendance. C’est une tradition dans la famille. Aux XVII eet XVIII esiècles, alors que tout Anglais un peu sensé s’inclinait cinq fois par jour en direction de La Mecque en marmonnant les prières musulmanes, les Beauchamp se cachaient dans les caves de Londres pour y célébrer la messe. Quand les Turcs ont été chassés, la plupart des coutumes qu’ils avaient imposées à leurs sujets sont restées en usage. Mais vous n’entendrez jamais un Beauchamp implorer les faveurs de Mahomet !
Puisque j’aime tant l’Angleterre et les mœurs anglaises, vous devez vous demander pourquoi j’étais en route vers les Hespérides.
C’est très simple : juste une question d’argent.
Pour un garçon qui veut faire son chemin, l’Europe n’est guère l’endroit où chercher la fortune. Ni même la gloire. Elle a été affaiblie, brisée même, par six siècles de malheurs. Un homme doit se tourner vers d’autres rivages. Vers l’Afrique, peut-être. Ou les Hespérides.
J’ai choisi le monde occidental. Je le dis ici non sans quelque emphase, voilà ce que signifient pour moi les Hespérides : l’Ouest. Deux grosses masses au milieu de l’Océan, entre l’Europe et les Indes, les Hautes-Hespérides, les Basses-Hespérides, et ce maigre serpentin qu’on appelle les Hespérides Centrales. Les gens du pays ont, bien sûr, leurs noms particuliers pour ces continents. Mais un Anglais qui appelle Roma « Rome » et Firenze « Florence » ne va pas s’embarrasser de mots impossibles, en nahuatl ou en quechua, alors qu’il dispose pour les terres de l’Ouest d’un nom aussi ravissant que « les Hespérides ».
N’allez pas vous figurer, pourtant, que seules des raisons abstraites me poussaient vers l’Ouest. Ma famille était ruinée. Mon père, qui atteint les deux mètres, et dans un monde meilleur serait roi pour le moins, s’était risqué à prospecter une mine de charbon des Midlands. Les nouvelles usines de notre pays tardivement industrialisé montraient pour le charbon un appétit monstrueux et tout homme qui s’offrait à nourrir ces hauts fourneaux voraces était certain de s’enrichir. Tout homme, à l’exception de mon père qu’Allah – c’était visible – avait marqué de son signe. Ce ne pouvait arriver qu’à lui de creuser le premier puits droit au-dessus d’une rivière souterraine. La mine inondée, six ouvriers noyés, une prairie transformée en marécage, le scandale et les tourments d’une poursuite judiciaire : voilà ce que fut son aventure.
L’argent, il n’en restait pas. Tim, mon frère aîné, s’engagea pour cinq ans dans les Janissaires. Devenu un des Légionnaires chrétiens du Sultan, il se bat à présent contre les soldats du Pacha d’Égypte. Sally, ma sœur plus jeune, pour échapper à la honte de la banqueroute paternelle, se dépêcha d’épouser un diplomate russe. C’était en 1962. Elle vit maintenant à la cour du Tzar et passe probablement son temps à grelotter.
Moi seul restais. Cela dura quelques mois. Mais la situation devint insupportable. J’en avais assez de regarder mon père cogner du poing dans sa colère contre les murs de la maison et d’attendre qu’elle s’écroule : mon père n’a jamais eu la main légère. Je n’en pouvais plus de voir jour après jour son visage figé en une expression à la fois rageuse et chagrine. Le simple bruit du charbon versé dans la chaudière, un soir de temps froid, suffisait à rouvrir ses blessures et il s’épanchait de nouveau en lamentations interminables.
Il me fallait partir. J’avais mis de côté quelques ducats. Ils me serviraient à payer ma traversée sur le Xochitl, un vapeur aztèque qui faisait le service entre Southampton et le Mexique. Ce n’était pas une fugue. J’avisai ma famille de ce que je voulais faire, en termes clairs et concis.
« Je vais aux Hespérides. Pour gagner de l’argent et posséder des terres. Il se peut que je devienne un prince chez les Aztèques. »
« Qu’est-ce qui te le fait espérer ? » demanda mon père qui voyait la défaite frapper à toutes les portes. Ce sont des brutes. Ils t’arracheront le cœur, voilà ce qu’ils feront. »
« Oh, papa, ça fait un million d’années qu’ils en ont terminé avec ce petit jeu-là. »
« J’en doute. Le Mexique ruisselle de sang. Si tu dois aller quelque part, va plutôt au Pérou. »
Puisqu’il s’efforçait déjà d’influencer mon choix, cela voulait dire que j’avais gagné. Je ris, objectant : « Je n’ai pas appris la langue qu’il faudrait, papa ! Je ne sais pas l’inca, mais voilà des mois que je fais du nahuatl ! »
« Tu as appris en cachette à parler comme les Aztèques ? » dit-il, surpris. Il ajouta : « Je ne te crois pas. » Je souris et débitai une phrase en nathuatl, cette langue toute en chuintements et trilles perlés dont on n’aborde pas l’étude sans une véritable terreur. Je doute fort que Moctezuma XII eût compris ce que je disais mais mon père parut impressionné et il n’est pas homme à se laisser impressionner facilement.
Il demanda : « Qu’as-tu dit ? »
Je répondis fièrement : « Que je reviendrai à la maison ayant fait fortune au Mexique. »
Et je partis. C’était la veille du couronnement du roi Richard, mais je manquerais les réjouissances, mon bateau allait lever l’ancre. Je traversai l’Angleterre dans un train enfumé, monstre grondant et infect ; j’en descendis le lendemain tout couvert de suie, à Southampton. Sur les pancartes de la gare on pouvait lire « Port Mustapha ». Voilà presque soixante ans que les Turcs ont été chassés d’Angleterre mais le pays n’a pas encore réussi à se débarrasser de leurs noms païens. Cela prouve à quel point il est affaibli. Port Mustapha, vous vous rendez-compte !
Le Xochitl était à l’ancre, face à la jetée. Et c’était un bateau magnifique.
Le Mexique est devenu la première puissance maritime du monde, devant la Russie et le Japon. J’ai entendu dire qu’au Pérou, les Incas s’affairent à présent à construire une flotte, c’est un épisode de la guerre des nerfs avec leurs rivaux mexicains. Quoi qu’il en soit, pour le moment, quand on traverse l’Océan, c’est sur un navire aztèque.
Читать дальше