Robert Silverberg - Le livre des crânes

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Ils sont quatre :
Timothy, 22 ans, riche, jouisseur, dominateur.
Oliver, 21 ans beau, athlétique, bloc lisse à la faille secrète.
Ned, 21 ans, homosexuel, amoral, poète à ses heures.
Eli, 20 ans, juif, introverti, philologue, découvreur du
.
Tous partis en quête du secret de l’immortalité : celle promise par le Livre de Crânes. Au terme de cette quête, une épreuve initiatique terrible qui amènera chacun d’eux à contempler en face le rictus de son propre visage. Une épreuve au cours de laquelle deux d’entre eux doivent trouver la mort (l’un assassiné par un de ses compagnons, l’autre suicidé) et les deux autres survivre à jamais.

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Robert Silverberg

Le livre des crânes

À Saül Diskin

I

ELI

Nous arrivions à New York, venant du nord par le New England Thruway. Comme d’habitude, c’est Oliver qui conduisait. Décontracté, sa vitre à demi baissée, ses longs cheveux blonds battant au vent glacé. Timothy tassé à côté de lui, assoupi. Deuxième jour de nos vacances de Pâques. Les arbres étaient encore nus, et des plaques de neige noircie enlaidissaient les bas-côtés. En Arizona, nous ne trouverions pas de vieille neige au bord des routes. Ned, assis à côté de moi sur la banquette arrière, griffonnait des pages et des pages dans un carnet à reliure spirale, une lueur démoniaque dans ses petits yeux noirs brillants. Notre mignon Dostoïevski au petit pied. Un camion rugit soudain derrière nous sur la voie de gauche, nous doubla et se rabattit brusquement devant nous. C’est tout juste s’il ne nous toucha pas. Oliver enfonça la pédale du frein dans un crissement plaintif. Nous faillîmes, Ned et moi, être projetés contre le siège avant. Une seconde plus tard, Oliver fit une embardée vers la droite pour éviter d’être embouti par une voiture qui arrivait derrière nous. Timothy se réveilla :

— Merde ! On ne peut plus roupiller en paix ?

— On vient de manquer de se faire tuer, lui dit Ned en penchant en avant un visage grimaçant pour lui souffler les mots dans le creux de l’oreille. Tu parles d’une ironie, hein ?

Quatre vaillants garçons en route vers l’ouest à la recherche de la vie éternelle happés par un camion sur le New England Thruway. Nos jeunes membres éparpillés au bord de l’autoroute !

— La vie éternelle, fit Timothy. Il éructa. Oliver se mit à rire.

— Il y a seulement une chance sur deux, leur rappelai-je. Un coup de poker existentiel. Deux qui trouvent la vie éternelle, deux qui trouvent la mort.

— Un coup de poker de mon cul ! railla Timothy. Ça me fait rigoler, oui ! On dirait que tu crois à ça !

— Toi non ?

— Au Livre des Crânes ? À votre Shangri-la de l’Arizona ?

— Si tu n’y crois pas, pourquoi es-tu venu avec nous ?

— Parce qu’il fait bon en Arizona au mois de mars. — Il me servait à nouveau ce ton hautain de goy de country-club qu’il sait si bien prendre et que je méprise. Huit générations de culs dorés derrière lui. « Un petit changement d’air n’est pas fait pour me déplaire, quoi ! »

— Et c’est tout ? m’écriai-je. C’est toute l’étendue de ton apport moral et philosophique à notre expédition ? Tu te fous de moi, Timothy ? Avec un pareil enjeu, te croire encore obligé de prendre tes airs d’aristocrate désabusé à l’accent pointu pour qui tout engagement quel qu’il soit est suspect, et…

— Laisse-moi tomber avec tes harangues, s’il te plaît ! dit Timothy. Je ne suis pas d’humeur à me lancer dans les comparaisons socio-ethniques. Je suis assez crevé, en fait.

Il parlait sur le ton de patience polie du digne Anglo-Saxon désireux de se dépêtrer de la conversation ennuyeuse du jeune Juif trop passionné. C’est là que je détestais le plus Timothy, quand il me lançait ses gènes à la figure en m’expliquant avec ses inflexions huppées comment ses ancêtres avaient fondé ce grand pays tandis que les miens fouillaient la terre pour ramasser des patates dans les forêts lithuaniennes.

— Je me rendors, si tu permets, me dit-il. Et à Oliver : Fais attention à cette putain de route, veux-tu ? Et réveille-moi quand on sera arrivés à la 67 eRue.

Un subtil changement s’était opéré dans sa voix, maintenant qu’il ne s’adressait plus à moi — membre irritant et complexe d’une espèce étrangère, répugnante, mais, qui sait, supérieure peut-être. À présent, il était le country squire qui s’adresse à un simple garçon de ferme, relation sans ambiguïté. Non pas qu’Oliver fût si simple que ça, bien sûr, mais telle était l’image existentielle que s’en faisait Timothy, et cette image suffisait à définir leurs relations quelle que soit la réalité. Timothy bâilla et se remit à pioncer. Oliver appuya sur le champignon et fonça à la poursuite du camion qui nous avait fait une queue de poisson. Il le doubla, changea de voie et prit position juste devant lui, défiant le routier de lui refaire le coup de tout à l’heure. Embêté, je tournai la tête pour regarder par la lunette arrière. Le poids lourd, un monstre rouge et vert, grignotait notre pare-chocs arrière. Haut au-dessus de nous était le visage obstiné, sérieux, rigide, du chauffeur : pommettes saillantes et pas rasées, petits yeux froids, lèvres serrées. Il nous balaierait de l’autoroute s’il le pouvait. Vibrations de haine. Il nous hait parce que nous sommes jeunes, parce que nous sommes beaux (beau, moi ?), parce que nous avons le temps et le fric pour aller à l’université nous faire bourrer le crâne de choses inutiles. Le bouseux perché là-haut. Le bon citoyen. Tête plate sous sa casquette graisseuse. Plus patriote, plus épris de moralité que nous. Un Américain bien-pensant. Emmerdé d’être coincé derrière quatre jeunes mecs en vadrouille. J’avais envie de demander à Oliver d’accélérer avant qu’il ne nous rentre dedans, mais Oliver s’obstinait à rester devant le camion, l’aiguille bloquée à quatre-vingts. Oliver sait être têtu quand il veut.

Nous entrions dans New York par je ne sais quelle autoroute qui coupe à travers le Bronx. Territoire qui m’est peu familier. Je suis un enfant de Manhattan ; je ne connais que le subway. Je ne sais même pas conduire une voiture. Autoroutes, péages, stations d’essence — toute une civilisation avec laquelle je n’ai eu que les plus marginaux des contacts. Au lycée, je regardais les types des banlieues arriver en ville le samedi, tous derrière un volant, tous avec des shikses aux cheveux d’or assises à côté d’eux : ce n’était pas mon univers, non. Pourtant, ils avaient tous seize, dix-sept ans ; le même âge que moi. Je les considérais un peu comme des demi-dieux. Ils faisaient le Strip de neuf heures du soir à une heure et demie du matin, ensuite ils prenaient la voiture jusqu’à Larchmont, Lawrence, Upper Montclair, se garaient sous la voûte feuillue d’une allée tranquille et grimpaient avec leurs shikses sur le siège arrière. Reflets de cuisses blanches au clair de lune, slips baissés, braguettes déboutonnées, pénétration rapide, grognements et gémissements. Pendant que moi je prenais le subway, West Side I.R.T. Ça fait une sacrée différence dans votre évolution sexuelle. Difficile de baiser une fille dans le subway. Ou debout dans un ascenseur grimpant au quinzième étage d’un gratte-ciel de Riverside Drive. Sans parler de faire ça sur le toit bitumé d’un immeuble à cent mètres au-dessus de West End Avenue, donnant vos coups de boutoir pendant que les pigeons critiquent votre technique et vous picorent le furoncle que vous avez au cul. C’est différent quand on a grandi à Manhattan. Il y a des tas d’inconvénients qui vous bousillent votre adolescence. Pendant que les autres types s’envoient en l’air dans leurs motels à quatre roues. Bien sûr, nous qui nous sommes accommodés des désagréments de la vie citadine avons nos petits avantages en contrepartie. Nos âmes sont plus riches et plus intéressantes, nourries de force par l’adversité. Je sépare toujours quand j’établis des catégories les conducteurs des non-conducteurs. Les Oliver et les Timothy d’un côté, les Eli de l’autre. De droit, Ned entre dans la même catégorie que moi, celle des penseurs, des bouquineurs, des tourmentés, des introvertis du subway. Mais il a son permis de conduire, Ned. Ce qui ne constitue qu’un exemple de plus de la nature perverse de son caractère.

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