Robert Silverberg
Le Livre des Changements
Majipoor, une planète au diamètre plus de dix fois supérieur à celui de la Terre, fut colonisé dans un lointain passé par des humains venus s’installer parmi les Piurivars, ces indigènes à l’intelligence développée que les nouveaux venus appelèrent des « Changeformes » en raison de leur capacité à modifier leur apparence physique. Monde géant d’une grande beauté, Majipoor a un climat tempéré et un biotope si clément qu’il a servi d’écrin à des merveilles tant zoologiques que botaniques et géographiques. Tout y est démesuré… fantastique, merveilleux.
Au fil des millénaires, les accrochages entre les colons et les métamorphes donnèrent lieu à une longue guerre qui s’acheva par la défaite des aborigènes. Les Changeformes furent alors parqués dans une grande réserve aménagée dans le secteur le plus reculé de la planète. Pendant cette période, des espèces originaires de nombreux autres mondes vinrent s’installer à leur tour sur Majipoor : les Vroons qui ressemblent à des gnomes, les Skandars dégingandés et velus à quatre bras, les Su-Suheris bicéphales et bien d’autres encore. Certains – et plus particulièrement les Vroons et les Su-Suheris – pratiquent diverses formes de magie grâce à leurs pouvoirs mentaux extrasensoriels, mais tout au long de l’histoire locale les humains conservèrent un statut d’espèce dominante.
Leur société prospéra et se développa, et leur population finit par compter des milliards d’individus, installés pour la plupart dans d’immenses cités de dix ou vingt millions d’âmes.
Le système gouvernemental instauré sur ce monde au cours de cette période s’apparente à une double monarchie non héréditaire. Après avoir accédé au pouvoir, l’aîné des gouvernants, qui porte le titre de Pontife, désigne un cosouverain cadet, le Coronal. Considéré comme le fils adoptif du Pontife, le Coronal accède au trône à la mort de celui-ci et nomme alors son remplaçant et futur successeur. Ces deux monarques résident en Alhanroel, le plus vaste et le plus peuplé des trois continents de Majipoor. Le palais impérial du Pontife est aménagé au niveau le plus bas d’une immense cité souterraine appelée le Labyrinthe, dont il sort rarement. Le Coronal vit quant à lui dans une construction imposante érigée à près de cinquante mille mètres d’altitude, au sommet du Mont du Château dont l’atmosphère artificielle est maintenue sous un éternel printemps par des systèmes très compliqués. Le Coronal abandonne l’opulence du Château pour parcourir le monde à l’occasion de la Grande Procession, un événement organisé pour rappeler à l’ensemble de la population la puissance de ses gouvernants. Un tel voyage, qui en raison de l’immensité de la planète peut durer plusieurs années, conduit invariablement le Coronal en Zimroel, le deuxième continent où de gigantesques cités ont été bâties entre des fleuves majestueux et de vastes forêts vierges. Il lui arrive, rarement, de gagner le plus méridional des continents, Suvrael, qui n’est en fait qu’un désert torride de type saharien.
Deux autres dignitaires ont par la suite fait leur apparition sur la scène politique locale. La mise au point d’un système de communication télépathique planétaire a rendu possible la diffusion sur tout Majipoor d’oracles et, le cas échéant, de conseils thérapeutiques ; une activité dévolue à la mère du Coronal en exercice qui prend le titre de Dame de l’Île du Sommeil, car elle s’installe alors sur une île-continent située entre Alhanroel et Zimroel. Une seconde autorité du même genre fut instaurée par la suite. Il s’agit du Roi des Rêves qui utilise des émetteurs télépathiques plus puissants pour surveiller et châtier les criminels et autres citoyens qui enfreignent les lois et principes en vigueur. Cette charge, quant à elle héréditaire, revient aux Barjazides de Suvrael.
Le château de Lord Valentin, premier roman du cycle de Majipoor, a pour sujet une conspiration visant à substituer un imposteur au Coronal en exercice : Lord Valentin. Privé de ses souvenirs, Valentin est abandonné en Zimroel où il mène une vie de bateleur avant de prendre progressivement conscience de son véritable statut et d’entamer une reconquête du pouvoir finalement couronnée de succès. Dans la suite, Valentin de Majipoor, Valentin, pacifiste dans l’âme, doit mater une révolte des métamorphes qui ont décidé de chasser de leur monde les conquérants humains. Valentin réussit à les vaincre et à rétablir la paix en bénéficiant de l’appui des dragons marins, d’énormes animaux dont nul n’avait suspecté l’intelligence.
Les nouvelles qui composent les Chroniques de Majipoor dépeignent des scènes qui remontent à diverses époques et concernent divers milieux de la société locale, et elles permettent de découvrir des facettes de ce monde géant qui n’ont été abordées dans aucun des romans. Dans Les montagnes de Majipoor , l’action se déroule cinq siècles après le règne de Valentin et a pour cadre les étendues glaciales du nord de la planète où s’est développée une civilisation barbare indépendante. Quant aux plus récents des livres du cycle de Majipoor, la Trilogie de Prestimion, ils remontent à un millier d’années avant l’époque de Valentin et nous décrivent une époque où sorcellerie et magie régnaient sur ce monde. Après avoir été chassé de son trône par le fils usurpateur du précédent Coronal, qu’assistent des mages et des sorciers, Prestimion le Coronal remporte une guerre civile en employant à son tour des pouvoirs de nécromant.
L’histoire présentée ci-après relate un épisode antérieur à tout ce qui a été publié à ce jour sur Majipoor… des événements qui ont eu lieu plus de trois mille ans avant le règne de Prestimion et quatre mille ans avant la naissance de Valentin. Mais dix millénaires se sont écoulés depuis que les humains se sont implantés sur cette planète, et l’histoire ancienne de Majipoor a déjà acquis un statut de légende…
Robert Silverberg
Tôt dans la matinée de son deuxième jour de captivité, Aithin Furvain contemplait les flots rouge sang de la Mer de Barbirike, visible loin en contrebas de l’étroite fenêtre de sa chambre, lorsqu’il entendit tirer le verrou qui condamnait de l’extérieur la porte de ses appartements. Il jeta rapidement un coup d’œil derrière lui et vit la silhouette élancée de son ravisseur se glisser dans la pièce avec une souplesse de félin. Sans s’intéresser à cet homme, Furvain reporta son attention sur le paysage.
« Comme je vous le disais la nuit dernière, la vue est magnifique, n’est-ce pas ? lança le chef des hors-la-loi. Il n’y a rien de comparable à cette mer écarlate sur tout Majipoor.
— Le paysage est en effet très beau. » Furvain avait acquiescé avec indifférence, mais ce fut sur un ton toujours aussi enjoué que Kasinibon ajouta : « J’espère que vous avez connu un sommeil réparateur et que vous trouvez votre logement satisfaisant, prince Aithin. »
Des vestiges de courtoisie – des règles de savoir-vivre qui s’appliquaient même face à un bandit – incitèrent Furvain à se tourner pour déclarer sèchement : « Je ne demande à personne de m’appeler par mon titre.
— Évidemment. Moi non plus, d’ailleurs. Je suis, moi aussi, un aristocrate ; même si je n’appartiens qu’à la petite noblesse. Mais toutes ces conventions sont tellement archaïques ! »
Kasinibon sourit. Il arborait un rictus plein de ruse, une mimique de conspirateur, un mélange de moquerie et de séduction. En dépit des circonstances, il n’inspirait aucune antipathie à Furvain.
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