Nous ne mangions pas de chair humaine. Du moins je l’espérais. J’avais averti Topiltzin que Takinaktu et moi n’étions pas du tout d’accord pour adopter des habitudes anthropophages. C’était pour nous une question de morale, d’hygiène et de digestion. Il me promit de respecter nos principes. Je ne sais s’il tint très fidèlement parole mais au moins aucun être humain ne fût rôti en ma présence. C’était la coutume, pour les membres de la tribu, de mettre plusieurs fois par mois au menu du dîner un infortuné étranger ; le reste du temps, ils devaient se contenter d’espèces inférieures. On nous présenta quelquefois au repas des steaks dont l’aspect insolite me donnait une légère nausée mais la faim l’emporta toujours sur les scrupules. Si, trompé par Topiltzin, j’ai commis sans le savoir le péché de cannibalisme, j’espère que le Seigneur me le pardonnera, au jour du Jugement.
À la fin du mois de juin nous arrivâmes au bord du puissant Mississippi, ce fleuve brun et boueux que les indigènes appellent le Père des Eaux, et c’est un nom qui lui va bien. On dit qu’il y a en Afrique un cours d’eau encore plus puissant et j’espère, si Dieu le veut, le voir avant longtemps. C’est le Congo. On raconte aussi qu’existe dans les Basses-Hespérides un autre fleuve qui à lui tout seul l’emporte sur le Congo et le Mississippi réunis ; c’est peut-être vrai mais cette fois je n’irai pas m’en assurer moi-même.
Pour quelques morceaux de viande, des Peaux-Rouges nous firent passer sur l’autre rive. Ils étaient de la tribu des Choctaws, apparentés aux Muskogees d’Opothle. Je les trouvai fort civils, et par leur langage et leurs vêtements ils me rappelèrent mes trois camarades de cabine durant la traversée de l’Océan. Les Choctaws ne cachèrent pas leur dégoût pour les cannibales de Topiltzin et leur réaction ne me surprit nullement, car rien n’est aussi révoltant qu’un membre de votre race qui retombe dans la barbarie. Toutefois ils traitaient Topiltzin avec déférence, conscients qu’il devait s’agir d’un Aztèque de la famille royale. Ils semblaient considérer Takinaktu comme sa princesse, ce qui me rendit un peu jaloux et m’attira ses taquineries et celles de Topiltzin. Les Choctaws ne dissimulaient pas leur curiosité à mon égard : les Anglais sont rares, en ces parages, et un homme blond y est aussi insolite qu’une cigogne à cinq pattes.
Quand nous fûmes de l’autre côté du grand fleuve, Topiltzin m’apprit enfin pourquoi il m’avait accompagné jusque-là. Je me l’étais souvent demandé. Après tout, il n’existait pas entre nous une amitié telle qu’il y puisse trouver un motif suffisant pour déraciner sa tribu de son territoire de chasse traditionnel et la faire déambuler aussi longtemps à travers des régions inconnues. Il n’avait pas agi ainsi pour me protéger, et il ne voyageait pas non plus en touriste.
Il dit : « Ces Choctaws sont sympathiques, n’est-ce pas ? »
J’acquiesçai.
« Ici, au Nord, nous avons les Choctaws. Au Nord-Est, les Cherokees. À l’Est les Muskigees, tous bien établis et civilisés, et dont les traditions et le langage se ressemblent. On peut dire que c’est une région attrayante. Pourquoi ne m’aiderais-tu pas à la gouverner, Dan ? »
« La gouverner. »
« Oui, la gouverner. La situation est ici comme à Taos. Il y a seulement une garnison symbolique qui est chargée d’occuper toute la province pour le compte du Mexique. Vois-tu, c’est le signe qu’un empire est en décadence quand le maintien de l’ordre dans ses territoires lointains est confié à des compagnies aux effectifs aussi maigres. Cela veut dire que l’empire se réduit à sa partie centrale. C’est ce qui est arrivé à Rome lorsqu’elle a laissé les frontières sans surveillance, et les Barbares… »
« Fais-moi grâce de la leçon d’histoire, Topiltzin. Et dis-moi plutôt quels sont tes projets. »
« M’emparer de la garnison. Prendre les terres. Nous déclarer les rois de ce pays. C’est facile à réaliser. »
Je le regardai de travers. « Ce qui s’est passé à Taos, ça n’a servi à rien, hé, Topiltzin ? Tu veux recommencer et ça finira de la même façon. La garnison est peu importante ? Possible. Mais elle se compose de soldats aztèques et toi tu n’as à leur opposer que des sauvages à demi nus. Ne compte pas sur moi. »
« Bien sûr que Taos est une leçon, Dan. Dis-moi quelle conclusion tu en as tiré. »
« Que nous devrions bien oublier notre projet de nous emparer d’une province de l’empire aztèque. »
« Non ! » Les yeux de Topiltzin luirent d’une étrange ferveur. « Ce que j’ai appris à Taos, c’est que j’aurais dû suivre le conseil de Sagaman Musa. J’aurais dû inviter la masse des sujets à se joindre à la rébellion. J’ai été trop orgueilleux, trop héroïque pour accepter l’aide de simples fermiers. Les Choctaws et les Muskogees lutteront à nos côtés, et par milliers. Ils se soulèveront tous pour chasser l’oppresseur. Pour cela ils n’ont besoin que d’un chef. »
« Ça ne marchera pas, Topiltzin. »
« Et pourquoi ? »
« Ils ne risqueront pas leur vie dans une révolution pour remplacer ensuite leurs anciens maîtres par de nouveaux. S’ils se débarrassent de la garnison, crois-tu qu’ils te proclameront roi ? »
« J’en suis sûr. Ils sont incapables de se gouverner et ils le savent. Voilà trois cents ans qu’ils sont les sujets des Aztèques, ils ont besoin de quelqu’un qui prenne pour eux les décisions. Je serai là. Toi aussi. Peu à peu, nous leur deviendrons indispensables. Nous ne nous imposerons pas à eux par la force. C’est avec circonspection que nous nous glisserons aux postes de commande. Ils nous considéreront comme de grands hommes, les héros de la révolution. »
« Tu seras un grand homme sans moi. Je vais en Afrique avec Takinaktu. »
« Ne sois pas stupide. C’est la chance de ta vie. C’est ce que tu cherches depuis que tu as quitté l’Angleterre. Regarde en face tes erreurs passées, mais afin d’en tirer profit. »
« J’ai vu à Taos échouer un soulèvement. J’ai quitté Kuiu avant qu’un autre tourne au massacre. Je ne prendrai aucune part à celui-ci. »
« Mais cette fois, tout est différent ! Des milliers d’hommes armés sont avec nous ! Comment pourrions-nous perdre ? »
« Ta révolution, fais-la sans moi. Je lirai le compte rendu dans les journaux du Ghana. »
Comme je m’éloignai, Topiltzin me saisit par le bras et il me glissa à l’oreille des paroles qu’il voulait persuasives. Pourtant, je ne me laissai pas convaincre. J’avais presque perdu la vie au cours de la dernière machination de Topiltzin. Cela suffisait.
J’étais très content de moi. Pour la première fois dans toute mon existence je faisais un choix raisonnable. J’avais montré beaucoup de sagesse et je voulais des compliments. J’allai donc trouver Takinaktu et lui racontai toute l’histoire. Elle fit grise mine durant la première moitié de mon récit. Elle pensait sûrement que je la préparais à entendre l’annonce de ma participation à l’entreprise de Topiltzin. Je gardai ma surprise pour la fin et lui fis part alors de ma vertueuse décision de repousser les offres de l’Aztèque.
Takinaktu battit des paupières : « Tu ne vas pas avec lui ? »
« Non. »
« Vraiment ? »
« Vraiment. »
« Oh, Dan, c’est merveilleux ! J’étais sûre que tu irais. Tu te serais fait tuer et tout aurait été fini. »
Elle jeta ses bras autour de moi. Pendant un moment éblouissant, ses lèvres touchèrent les miennes et je sentis contre le mien son corps doux et souple. Dans sa tribu, on ignore le baiser, me semble-t-il ; elle avait dû apprendre ça dans Shakespeare. Quoi qu’il en soit, c’était délicieux, un moment inoubliable. Je m’y reporte en pensée de temps en temps puisque c’est le point culminant de mon amitié avec Takinaktu.
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