— Tout ceci est ridicule ! Je n’aurais jamais dû m’inscrire à Oxford. Le diplôme de Cambridge est équivalent, et je concevrais des costumes pour La Mégère apprivoisée au lieu d’occuper trois emplois à la fois.
Elle essayait de m’étrangler avec son mètre et je dus mon salut à l’index que je glissai entre le ruban et ma pomme d’Adam.
— Les femmes étaient soumises, d’une douceur extrême.
— Je n’ai pas à préciser qui en est responsable, pas vrai ? Pourquoi diable Lady Schrapnell veut-elle reconstruire la cathédrale de Coventry ? Elle n’est même pas anglaise mais américaine ! Ce n’est pas parce qu’elle a épousé un pair que ça lui donne le droit de venir se mêler de nos affaires.
Elle leva mon bras et fourra le mètre sous mon aisselle.
— Et si elle tenait absolument à rebâtir quelque chose, pourquoi pas le théâtre de Covent Garden ? Elle aurait pu aussi financer le Royal Shakespeare. Ils n’ont pu monter que deux pièces, la saison dernière, dont cette version naturiste de Richard II. Naturellement, je suppose qu’on ne peut pas demander à quelqu’un qui vient de Hollywood d’apprécier l’art véritable !
Elle prit rapidement mon tour de poitrine et mon entrejambe puis disparut. Je regagnai mes chaises, calai ma nuque contre la paroi et enviai les morts pour le repos éternel qui leur était accordé.
Je ne garde de la suite que des souvenirs confus. L’écouteur m’expliqua comment mettre un couvert, la sirène signala le début d’un autre raid aérien et le séraphin m’apporta une pile de pantalons à essayer.
Puis Finch arriva avec les bagages : une valise, un grand sac de voyage en toile, une petite sacoche, un sac américain et deux boîtes en carton attachées par des ficelles. Je m’apprêtais à faire mon choix quand il s’avéra que je devrais tout emporter. Finalement, il annonça :
— Je vais chercher le reste.
Et il repartit.
Le séraphin opta pour un pantalon de flanelle blanche et alla prendre des bretelles.
— La fourchette à huître se place dans la cuiller à soupe, les dents orientées vers l’assiette. Le couteau se pose à gauche. On doit tenir fermement la coquille et sortir le mollusque en le détachant si besoin est à l’aide du couteau.
Je sommeillai à plusieurs reprises et le séraphin me secoua pour me réveiller, me faire essayer divers articles vestimentaires et essuyer la pommade blanchâtre.
Je pus enfin toucher mes moustaches.
— Comment sont-elles ? m’enquis-je.
— Tordues, mais j’y suis pour rien. Lui avez-vous déniché un rasoir ?
Elle s’était adressée à Finch qui entrait en charriant un gros panier en osier.
— Oui, ainsi que deux brosses à cheveux trouvées à l’Ashmolean, un blaireau et un bol à savon.
Il me remit un portefeuille presque aussi volumineux qu’une valise.
— Et voici de l’argent. Il y a principalement des pièces, car les billets de banque vieillissent mal. J’ai rempli la bourriche de provisions. Des conserves.
Il repartit.
— La fourchette à poisson se place quant à elle sur la gauche des fourchettes à viande et à salade. On la reconnaît à ses dents pointues, en biseau.
Le séraphin me tendit une chemise. Elle avait sur son bras une robe blanche mouillée, et je pensai à la nymphe aquatique qui avait essoré sa manche sur le tapis, l’image même de la beauté. Je me demandai si ces créatures utilisaient des couverts à poisson et appréciaient les hommes à moustache. Hylas en avait-il une, dans la représentation de Waterhouse ? Elle s’intitulait Hylas et les… Les quoi ? Comment les appelait-on ? Ça commençait par un « N ».
D’autres passages confus. Je me souviens de Finch revenant avec un panier fermé, du séraphin qui fourrait quelque chose dans la poche de mon gilet, de Finch qui secouait mon épaule et souhaitait savoir où était M. Dunworthy.
— Pas ici, affirmai-je.
Mais je me trompais. Il était là et s’informait d’un décalage.
— Neuf minutes.
— Et pour les autres ?
— Minimes. De deux à trente minutes. L’arrivée a lieu dans des coins isolés et les risques d’être vu sont minimes.
— Et pour le retour ?
— Les retours sont toujours instantanés.
— On ne sait jamais, la situation est inhabituelle.
— Je ne vous le fais pas dire, monsieur, répondit Finch avant d’aller s’entretenir avec Warder. Non, absolument rien.
Il était revenu et M. Dunworthy paraissait soulagé.
— Et Hasselmeyer ?
— Je lui ai adressé un message.
La porte s’ouvrit, sur T.J. Lewis qui apportait une petite pile de feuilles.
— J’ai lu tout ce qui est disponible, autrement dit pas grand-chose. Le matériel nécessaire pour étudier les incongruités est coûteux et nous comptions nous équiper avec les subventions promises par Lady Schrapnell. Pour la plupart des spécialistes, ce sont de simples vues de l’esprit. Seul Fujisaki est d’un avis différent.
— Quelle est sa théorie ?
— Il en a deux. La première, c’est qu’elles ne peuvent affecter le continuum.
— Comment ça ? Dans un système chaotique, tout est lié.
T.J. consulta ses papiers.
— Il faudrait pour cela qu’il soit linéaire. Avec ses boucles de rétroaction, ses redondances et ses interférences, les effets de certains événements sont multipliés alors que d’autres sont purement et simplement effacés.
— Les incongruités seraient dues au transfert de choses sans importance ?
T.J. sourit et me regarda.
— Tout juste. L’air que les historiens inhalent ou… la suie qui se dépose sur eux.
— Il serait donc sans objet de les réexpédier vers leur point d’origine ?
— Il est probable que le continuum interdirait leur retour. Cependant, cela ne s’applique qu’à ce que je viens de citer. Tout le reste a sur le milieu une influence plus ou moins prononcée.
Même s’il s’agit d’un essuie-plume, pensai-je en calant ma tête contre la paroi. J’en avais acheté un en forme de citrouille, à l’occasion de la kermesse d’automne au profit du programme de récupération, et je l’avais oublié dans ma poche. Quand j’avais voulu revenir, la porte avait refusé de s’ouvrir. Je me demandai en sommeillant pourquoi elle s’était déverrouillée lorsque la nymphe avait rapporté un châle.
— Et les êtres vivants ? s’enquit M. Dunworthy.
— Seulement des bactéries inoffensives. Ce qui vit a nécessairement un plus grand impact sur le continuum que le reste, et je ne vous parle pas des humains et des conséquences de leurs actes. Et, naturellement, rien qui pourrait avoir une influence sur le présent et l’avenir. Ni virus, ni microbes.
— Quelle est la seconde théorie de Fujisaki ?
— Qu’il existe des incongruités véritables contre lesquelles le continuum dispose d’une protection naturelle.
— Le décalage.
T.J. hocha la tête.
— Il interdit à tout voyageur de se matérialiser là où il y a un danger potentiel. Pour Fujisaki, son importance est toutefois limitée et l’incongruité se produit quand il ne peut être assez grand pour empêcher le parachronisme.
— Que se passe-t-il, alors ?
— En théorie, le cours de l’histoire en serait altéré. L’Univers pourrait même en être détruit. Mais nous avons pris des mesures préventives. Les transmetteurs actuels verrouillent la porte temporelle dès que les paramètres atteignent certaines limites. Fujisaki ajoute que si une incongruité apparaissait malgré tout, ce qui est impossible, d’autres protections prendraient la relève et nous en verrions la manifestation sous forme d’une…
Il lut :
— Augmentation radicale des décalages dans les secteurs environnants, ainsi que de nombreuses coïncidences…
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