Sans mentir, cette fois.
Les voyages s’achèvent quand se retrouvent les amants.
William Shakespeare
Une arrivée brutale – Différences entre littérature et réalité – Similitudes entre le sifflet d’un train et les sirènes annonçant un raid aérien – Les bienfaits de l’adrénaline – Je réfléchis à ma mission – Howard’s End – Un journal qui vient à point – Deux ladies – Une arrivée tardive – Un contact – « Oxford, cité aux clochers qui rêvent » – Une vraie gravure de mode – Destin – Le mystère des lapins hypnotisés par les serpents enfin résolu – Présentations
Je tombai sur une voie ferrée et me retrouvai étendu entre les rails telle Pearl White dans un feuilleton du XX esiècle, si ce n’est que j’avais beaucoup plus de bagages qu’elle. Ils étaient éparpillés autour de moi, avec le canotier que j’avais perdu en plongeant vers le transmetteur.
La voix de Lady Schrapnell résonnait toujours dans mes oreilles, quand je me relevai et regardai de tous côtés avec méfiance. Mais je ne la vis nulle part. Il n’y avait pas non plus de canots et de fleuve. La ligne de chemin de fer suivait un talus bordé d’arbres.
La première consigne d’un historien est de « s’assurer de ses coordonnées spatio-temporelles », ce qui était en l’occurrence impossible. Le ciel bleu et les fleurs qui poussaient entre les traverses m’indiquaient seulement que c’était l’été, et les rails que j’étais arrivé après 1804.
Dans les vids, le héros trouve toujours un journal oublié sur le sol, avec à la une des renseignements aussi précieux que « Pearl Harbor bombardé ! » ou « Fin du siège de Mafeking ! » et il n’a qu’à lever les yeux pour voir une horloge dans une vitrine.
Je regardai ma montre, et découvris que je ne l’avais plus. Je tentai de me rappeler si Warder ne me l’avait pas subtilisée en m’essayant des chemises, et me souvins qu’elle avait fourré quelque chose dans la poche de mon gilet. Je tirai une chaîne en or. Une montre de gousset. Naturellement. Une montre-bracelet eût été anachronique, au XIX esiècle.
J’eus des difficultés à l’ouvrir puis à lire les chiffres romains, mais je réussis à savoir qu’il était X et quart. J’étais pile à l’heure. Si ce n’était pas la mauvaise guerre, évidemment. Ou le mauvais lieu.
Je n’aurais pu me prononcer sur ce point, car nul n’avait daigné m’informer de ma destination. Cependant, quand le décalage temporel était minime cela s’appliquait aussi aux coordonnées spatiales.
Je suivis la voie du regard. Au nord, elle allait se perdre au sein des arbres. Au sud, la forêt était plus clairsemée et un ruban de fumée s’en élevait. Une usine ? Un hangar à bateaux ?
J’aurais dû ramasser mes bagages et aller m’en assurer, mais je restai à inhaler l’air chaud estival et les douces senteurs du trèfle et du foin fraîchement coupés.
J’étais à cent soixante ans de la pollution, des embouteillages et de la potiche de l’évêque. Non, je me trompais. C’était en 1852 qu’un généreux donateur avait offert ce vase à la cathédrale de Coventry.
Qui n’était pas encore une cathédrale. L’église St. Michael ne deviendrait le siège d’un évêché qu’en 1908. Mais j’étais à plus d’un siècle des aboiements de Lady Schrapnell et des chiens méchants, en un temps où les femmes étaient douces tant en actes qu’en paroles.
Je regardai les arbres, les fleurs. Des boutons d’or poussaient entre les rails. L’infirmière m’avait prescrit du repos, et ne le trouverais-je pas en ce lieu idyllique ? Il me suffisait de rester là, au milieu de la voie, pour me sentir rétabli. Plus de troubles de la vision. Plus de sirènes.
J’avais parlé trop vite. Le raid aérien reprit, s’arrêta brusquement. Je secouai la tête, pour ordonner mes pensées.
Je n’étais pas encore guéri mais le serais bientôt si je continuais de respirer cet air pur. Je levai les yeux vers un ciel limpide et le ruban de fumée noire, qui s’était rapproché… Certainement un fermier qui brûlait des mauvaises herbes.
J’étais impatient de voir ce noble laboureur contempler son ouvrage appuyé à son râteau, ignorant tout des tracas et de la précipitation de la vie moderne. Je jubilais à la pensée de visiter sa fermette tapissée de roses et ceinte d’une clôture blanche immaculée, sa cuisine douillette, ses chambres aux doux lits de plume, ses…
La sirène mugit encore, deux fois. Comme un sifflet d’usine. Ou de train.
L’adrénaline est une drogue dont l’efficacité n’est plus à démontrer. Elle galvanise et pousse à l’action, et il est bien connu qu’elle a permis à certains d’accomplir des exploits en décuplant leurs forces. Et leur rapidité.
Je saisis la sacoche, la bourriche, la valise, le sac américain et celui en toile, les cartons et mon canotier que j’avais une fois de plus perdu. Je descendis le tout au bas du talus avant que la colonne de fumée noire ne fût sortie du bois.
Ne restait que le panier d’osier posé sur le rail opposé. Toujours dopé à l’adrénaline, je pus bondir, le ramasser et faire un roulé-boulé sur la pente à l’instant où le convoi passait avec fracas.
Non, je n’étais pas totalement remis. Je m’accordai le temps d’assimiler ce fait et de recouvrer une respiration normale.
Je finis par m’asseoir. La butte était haute et je l’avais dévalée sur une distance importante avant d’être arrêté par une touffe d’orties. D’ici, la vue était différente et j’entrevoyais au-delà d’un bosquet d’aulnes l’angle d’une bâtisse peinte en blanc. Certainement un hangar à bateaux.
Je me dégageai des plantes urticantes, gravis la déclivité et, désormais convaincu du bien-fondé des règles de prudence les plus élémentaires, je scrutai le lointain tant d’un côté que de l’autre. Je ne vis aucune fumée et n’entendis aucun son. Rassuré, je traversai la voie, ramassai mes bagages, regardai à gauche et à droite, revins sur mes pas et partis à travers bois en direction de la construction.
L’adrénaline a pour effet secondaire de dissiper en partie ce qui peut embrumer un esprit et, tout en cheminant, je pris conscience d’ignorer ce que je devrais faire une fois arrivé à destination.
Je me souvenais que M. Dunworthy avait déclaré : « Voici vos instructions », juste avant une succession chaotique de cuillers, de cols empesés et de fins d’alerte. Il avait en outre précisé que je pourrais passer le reste de ces deux semaines comme bon me semblerait. Ce qui signifiait de toute évidence que j’avais une mission à accomplir au préalable.
Laquelle ? Il y avait une vague histoire de canot et de fleuve. Et un Machin End. Audley End ? Non, ça commençait par un « N ». N’était-ce pas plutôt la beauté aquatique, dont le nom débutait par un « N » ? J’espérais que la mémoire me reviendrait une fois dans le hangar à bateaux.
Qui n’était pas un hangar à bateaux mais une gare. Je lus « Oxford » sur un panneau de bois tarabiscoté, au-dessus d’un banc vert.
Qu’étais-je censé faire, à présent ? Ne m’avaient-ils pas expédié en ce lieu afin que je prenne le train pour aller à Machin End, d’où je devrais remonter ou descendre le fleuve à la rame ? Était-ce bien M. Dunworthy qui avait parlé de chemins de fer ? N’avais-je pas entendu broder sur ce thème dans le cadre des leçons subliminales ?
En outre, n’était-ce pas à un décalage qu’il fallait attribuer mon arrivée à proximité de cette gare ? N’aurais-je pas dû me retrouver à Folly Bridge ? J’étais certain qu’il avait mentionné une promenade en barque.
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