— Il nous a oubliées, geignit la tante. Nous allons devoir prendre un berlingot.
Enfin, peut-être pas totalement guéri.
— Ce serait sans objet, mon oncle pense à nous.
— En ce cas, pourquoi n’est-il pas là, Maud ? Et pourquoi Herbert n’est-elle pas là ? Parce qu’elle se marie ! Les serviteurs, ça ne se marie pas ! Et comment a-t-elle pu faire la connaissance d’un individu convenable ? Je parie que ce n’est pas un homme de bonnes mœurs. Un coureur de jupons…
Elle baissa la voix pour ajouter :
— Ou pire.
— Je crois qu’ils se sont connus à l’église.
— À l’église ! Infamie ! Que devient le monde ? De mon temps, on y allait pour rendre grâces au Seigneur et non pour faire des rencontres. Écoute bien ce que je vais te dire, Maud. Dans un siècle, nul ne fera plus la différence entre une cathédrale et un music-hall.
Ou un centre commercial, pensai-je.
— C’est à cause de toutes ces divagations sur l’amour chrétien. Les ministres du culte ne rappellent plus à leurs ouailles quels sont leurs devoirs, ni qu’elles doivent rester à leur place… Et être ponctuelles. Ton oncle aurait grand besoin d’un sermon… Où vas-tu ?
Maud se dirigeait vers la porte de la gare.
— Regarder l’horloge. S’il n’est pas encore arrivé, c’est peut-être parce que notre train avait de l’avance.
Toujours serviable, je sortis ma montre de gousset et l’ouvris, en espérant ne pas avoir oublié comment on lisait l’heure.
— Tu me laisses seule, avec Dieu sait qui ?
Elle plia un doigt gainé de dentelle, pour le transformer en crochet et retenir sa nièce.
— Des hommes peu recommandables traînent dans les lieux publics afin d’engager la conversation avec les femmes isolées.
Elle avait murmuré cela comme sur une scène de théâtre.
Je refermai la montre que je remis dans la poche de mon gilet et fis de mon mieux pour paraître inoffensif.
— Ils espèrent voler leurs bagages, cela va de soi.
— Nul ne pourrait s’enfuir avec votre malle, ma tante, fit remarquer Maud.
Ce qui lui valut de grimper dans mon estime.
— Mais tu es placée sous ma garde, puisque mon frère n’a pas daigné venir nous chercher. Nous ne resterons pas ici une minute de plus. Portez nos biens à la consigne.
Elle s’était adressée au porteur qui avait finalement réussi à hisser les malles et trois gros cartons à chapeau sur un diable.
— Et rapportez-nous le récépissé.
— Le convoi va partir, madame, protesta-t-il.
— Mais moi, je reste. Et retenez-nous un berlingot. Avec un cocher digne de confiance.
L’homme lorgna le train qui crachait des panaches de vapeur, au désespoir.
— Madame, si je ne suis pas à bord je perdrai mon emploi.
J’aurais volontiers proposé de les aider, si je n’avais craint d’être pris pour Jack l’Éventreur. N’était-ce pas un anachronisme, au fait ? Avait-il débuté sa carrière, en 1888 ?
— Calembredaines ! Vous le perdrez à coup sûr si je signale votre conduite insolente à vos employeurs. Il est inadmissible que vous abandonniez les bagages des voyageurs sur le quai, là où le premier malandrin venu pourrait les voler.
Un autre regard menaçant dans ma direction.
— Et, surtout, que vous refusiez d’assister une vieille dame sans défense !
Le porteur lorgna le train qui s’ébranlait déjà et la porte de la gare, sans doute pour évaluer les distances. Il finit par effleurer sa casquette et bondir avec son diable.
La tante souleva son nid de crinolines.
— Viens, Maud.
— Mon oncle va nous rater.
— Ça lui apprendra à être ponctuel.
Sur ces mots, la tante s’éloigna.
Entraînée dans son sillage, Maud m’adressa un sourire d’excuse.
Je vis défiler devant moi les voitures puis le fourgon à bagages. L’homme n’était toujours pas de retour et il ne pourrait rattraper le convoi. Je voyais la lanterne du garde se balancer, lorsqu’il regagna le quai en courant et sauta. Je me levai.
Il referma la main sur la barre de cuivre et se hissa sur le marchepied inférieur où il s’immobilisa, le souffle court et le poing levé.
Je sus qu’il irait grossir les rangs du parti travailliste.
Quant à la tante, elle survivrait à ses proches et ne laisserait rien à ses serviteurs dans son testament. Il ne me restait qu’à espérer qu’elle serait encore de ce monde dans les années vingt et subirait les fumeuses de cigarettes et les danseuses de Charleston. Quant à Maud, je lui souhaitai de rencontrer un jeune homme convenable, même si c’était irréalisable tant que sa tante rivait sur elle son œil d’aigle.
Je consacrai plusieurs minutes à songer à leur avenir et au mien, qui devenait de plus en plus incertain. Le prochain train pour quelque part ne passerait qu’à 12:36, en provenance de Birmingham. Étais-je censé attendre mon contact ici ? N’était-il pas à Oxford même ? M. Dunworthy avait parlé d’un cab. Étais-je censé prendre un fiacre pour aller en ville ?
Un jeune homme se rua sur le quai, avec autant de hâte que le porteur. Il avait comme moi un pantalon de flanelle blanche, une moustache légèrement de guingois et un canotier qu’il tenait à la main, il courut jusqu’à l’extrémité du quai, visiblement à la recherche de quelqu’un.
Mon contact ! pensai-je. Sa précipitation m’indiquait qu’il avait été retardé. Comme pour le confirmer, il s’arrêta, sortit sa montre de gousset et l’ouvrit avec une dextérité impressionnante.
— Je ne suis pas en avance, déclara-t-il avant de refermer le boîtier.
Si c’était mon homme, viendrait-il me l’annoncer ? N’attendrait-il pas que j’aille lui murmurer : « Psst, c’est M. Dunworthy qui m’envoie » ? N’y avait-il pas un mot de passe du genre : « Le marmouset appareille à minuit », auquel j’étais censé répondre : « Certes, toutefois l’étourneau niche dans un sapin » ?
J’hésitais entre un « la lune se lève aussi le mardi » et un plus direct « je vous demande pardon, mais arrivez-vous de l’avenir ? » quand il se tourna vers moi, me regarda à peine, et scruta une nouvelle fois le quai.
— Ma foi, le train de 10:55 serait-il déjà arrivé ? s’enquit-il en revenant.
— Oui, l’informai-je. Il a redémarré il y a cinq minutes.
Redémarré ? N’était-ce pas un anachronisme ? N’aurais-je pas dû me contenter de dire « reparti » ?
Sans doute pas, car il marmonna :
— Je le savais.
Il remit son canotier sur sa tête et disparut à l’intérieur de la gare.
Il était de retour peu après.
— Excusez-moi, mais n’auriez-vous pas vu de vieilles reliques ?
— De vieilles reliques ?
J’avais l’impression d’être à une kermesse.
— Une paire de douairières ratatinées au teint bilieux, voûtées et tordues par les ans. « Vous êtes vieux, père Guillaume », et tout le toutim. Elles ont dû arriver par le train de Londres. En bombasin noir, très certainement.
Il remarqua mon incompréhension.
— Deux dames d’âge canonique que je devais venir chercher. Elles ne sont pas reparties, au moins ?
Sans doute se référait-il aux voyageuses qui venaient de prendre un berlingot, mais il ne pouvait être le frère de la tante et Maud était trop jeune pour correspondre à sa définition.
— Vieilles, dites-vous ?
— Des antiquités. Je les ai rencontrées au cours du premier trimestre. Les auriez-vous vues ? L’une avait certainement un châle et un fichu. L’autre est émaciée et a un nez crochu, façon bas-bleu et œuvres de charité. Amelia Bloomer et Betsey Trotwood.
Ce n’étaient pas elles. La nièce s’appelait Maud et le bas entrevu à sa descente du train était blanc.
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