Arrivé sur l’avenue de la Paix, je m’arrêtai, attiré par un spectacle insolite. Un homme s’avançait, tenant de petits drapeaux à la main. Derrière lui, à petite distance, un grand tracteur blanc remorquait lentement une énorme citerne gris argent, toute fumante, où se lisaient ces mots : « Matières inflammables. » Des voitures de pompiers, hérissées d’extincteurs, l’escortaient à droite et à gauche. De temps à autre, un son, qui glaçait les sangs, se mêlait au bruit régulier du moteur, et des langues de feu jaunes s’échappaient d’ouvertures pratiquées dans la citerne. Les pompiers, sous leurs casques enfoncés jusqu’aux sourcils, avaient des mines martiales et sévères. Une nuée de gosses suivait ce cortège en criant : « On emmène le dragon ! » Craignant pour leurs vêtements, les adultes se serraient contre les murs.
— On l’emmène, la pauvre bête, fit près de moi une voix de basse familière.
Je me retournai. Je vis Naïna Kievna, l’air affligé, tenant un sac rempli de paquets de sucre en poudre.
— On l’emmène, répéta-t-elle. C’est comme ça tous les vendredis.
— Où le conduit-on ?
— Au terrain de manœuvres. C’est pour leurs expériences. Ils n’ont rien d’autre à faire.
— Mais qui est-ce ?
— Qui c’est ? Tu ne vois pas, non ?
Elle s’éloigna, mais je la rattrapai.
— Naïna Kievna, j’ai reçu un message téléphonique pour vous.
— De qui ?
— De K. M. Viï.
— Au sujet de quoi ?
— Vous avez une assemblée, aujourd’hui, dis-je en la regardant attentivement. Sur le mont Chauve. Tenue de gala.
Elle eut l’air très contente.
— C’est vrai ? Ça, c’est bien alors ! Et où est-ce qu’il est ce message ?
— Dans l’entrée, sur la tablette du téléphone.
— Il n’est pas question de cotisations là-dedans ? demanda-t-elle en baissant la voix.
— Comment ça ?
— Eh bien … qu’il faut payer les arriérés depuis mille sept cent … Elle se tut.
— Non, dis-je. On ne m’a pas parlé de cela.
— Tant mieux. Et pour y aller ? On viendra me chercher en auto ?
— Laissez-moi porter votre sac, lui proposai-je.
La vieille recula vivement.
— Pour quoi faire ? demanda-t-elle, soupçonneuse. Laisse donc. Je n’aime pas ça … Porter mon sac !.. C’est jeune, mais ça commence tôt …
Je n’aime pas les vieilles femmes, pensai-je.
— Alors, je dois y aller comment ? demanda-t-elle.
— A vos frais, dis-je avec une joie mauvaise.
— Ah ! les radins ! gémit-elle. Ils ont mis mon balai au musée, ils ne réparent pas le mortier, cinq roubles de cotisations, et il faut encore aller au mont Chauve par ses propres moyens ! Ça fait une belle somme au compteur, et puis pendant que le taxi attend …
Elle me tourna le dos et fila, grommelant et toussant. Je partis de mon côté en me frottant les mains. Mes suppositions se vérifiaient.
L’avenue de la Paix s’était vidée. Au carrefour, une bande de gamins jouaient au ballon. En me voyant, ils interrompirent leur jeu et vinrent de mon côté. Pressentant des ennuis, je les croisai à la hâte et me dirigeai vers le centre. J’entendis dans mon dos une exclamation admirative : « Oh ! le zazou ! ». J’accélérai l’allure. « Le zazou ! » crièrent plusieurs voix à la fois. Je courus presque. Les clameurs me poursuivaient : « Zazou ! Oh ! les pantalons étroits ! » Les passants me lançaient des regards compatissants. Je m’engouffrai dans le premier magasin venu, qui était une épicerie. Déambulant le long des comptoirs, je pus me convaincre qu’il y avait du sucre, que l’assortiment de saucissons et de bonbons n’était pas très grand, mais qu’en revanche celui de produits de la mer dépassait toute attente, il y avait de ces saumons ! Je bus à un distributeur d’eau gazeuse et jetai un coup d’œil dehors. Les gamins n’étaient plus là. Je sortis et continuai mon chemin. Laissant derrière moi les isbas et les vilaines bâtisses de brique, j’arrivai dans le quartier des maisons neuves. Dans les jardins, des bébés s’amusaient, des femmes tricotaient, des hommes jouaient aux dominos.
Le cœur de la ville était une vaste place bordée de bâtiments peu élevés et occupée en son milieu par un petit square verdoyant. Un grand tableau d’honneur rouge et d’autres panneaux de dimensions plus réduites, agrémentés de schémas et de diagrammes, s’élevaient parmi la verdure. Je découvris la poste. Nous étions convenus avec mes copains que le premier arrivé laisserait une lettre poste restante. Il n’y avait rien, aussi écrivis-je un mot dans lequel je communiquais mon adresse et la manière de se rendre à l’iznakournoj. Puis je décidai d’aller déjeuner.
Faisant le tour de la place, je découvris un cinéma qui donnait Kozara , une librairie fermée pour cause d’inventaire, le soviet municipal devant lequel stationnaient plusieurs autos poussiéreuses, un hôtel, La Mer , complet naturellement, deux kiosques de marchands de glaces et d’eau gazeuse, une quincaillerie n° 2 et une droguerie n° 18, un restaurant n° 11 qui ouvrait à midi et un café n° 3 fermé sans explications. Puis j’aperçus le commissariat de police. Devant la porte ouverte, je bavardai un instant avec un très jeune agent qui m’expliqua où se trouvait le poste d’essence et comment était la route de Lejnev. — Mais où est votre auto ? demanda-t-il en inspectant la place du regard. — Chez des amis, répondis-je. — Ah ! chez des amis …, fit-il d’un air significatif. J’eus l’impression qu’il me repérait. Je pris poliment congé de lui.
A côté de l’énorme bâtisse du Solrybnabprompotrebsoiouz [5] Abréviation presque vraisemblable qui signifie à peu près : « Union de l’Association de consommateurs des produits de l’industrie poissonnière »
, je finis par trouver un petit établissement très propre, la tchaïnaia [6] Établissement où on sert du thé.
n° 16/27. Il n’y avait pas beaucoup de monde, on y buvait effectivement du thé, on y parlait de choses compréhensibles : près de Korobets, le petit pont avait fini par crouler et il fallait maintenant passer à gué ; depuis une semaine, le poste d’inspection routière, au kilomètre quinze, avait été supprimé. Il flottait une odeur d’essence et de poisson grillé. Les clients qui n’étaient pas occupés à bavarder, fixaient mes jeans avec insistance, et j’étais content d’avoir sur moi, par-derrière, une tache professionnelle ; l’avant-veille, je m’étais très intelligemment assis sur une burette de lubrifiant.
Je pris une grosse portion de poisson frit, trois verres de thé et trois sandwiches à l’esturgeon que je payai avec la monnaie de la vieille ( « Il a fait la quête, c’est pas possible … », ronchonna la serveuse ), m’installai dans un coin tranquille et attaquai mon petit déjeuner, tout en observant avec satisfaction ces hommes aux voix enrouées de fumeurs invétérés. J’avais plaisir à les voir, ces routiers à la peau tannée, qui mangeaient, fumaient et bavardaient avec le plus bel appétit. Ils jouissaient à fond de la halte avant de reprendre la route pour de longues heures fastidieuses, cahotés dans une cabine étouffante, sous le soleil et dans la poussière. Si je n’avais pas été programmeur, je serais devenu chauffeur, mais pas de taxi ni même d’autobus, non, chauffeur d’un de ces mastodontes, si hauts qu’on y grimpe par une échelle et dont les roues sont si lourdes qu’il faut une petite grue pour les changer.
A la table voisine, se trouvaient deux jeunes gens qui n’avaient pas l’air de chauffeurs, aussi ne leur prêtai-je pas attention au début. Comme eux à moi d’ailleurs. Mais comme j’achevais mon deuxième verre de thé, le mot « divan » parvint à mon oreille. Puis l’un d’eux dit : … mais alors je ne vois pas pour quelle raison elle existe cette iznakournoj … » et je me mis à écouter. Malheureusement, ils parlaient à mi-voix et je leur tournais le dos, de sorte que j’entendais mal. Mais les voix me parurent familières : « … pas la moindre théorie … rien que le divan … », « … à un type aussi poilu … », « … divan … puissance seize … », « … pour un transfert on a quatorze ordres seulement … », « … ce serait plus simple avec un simulateur … », « … il y a toujours des gens pour se moquer !.. », « … je lui offrirai un rasoir … », « … c’est impossible sans divan … ». A ce moment, l’un des deux se racla la gorge et je me souvins immédiatement de la nuit dernière. Je me retournai, mais ils se dirigeaient déjà vers la sortie. C’étaient deux types costauds, aux épaules carrées, aux nuques de sportifs. Je les suivis du regard par la fenêtre. Ils traversèrent la place, contournèrent le square et disparurent derrière les diagrammes. Je bus mon thé, achevai mes sandwiches et m’en allai. Le divan les préoccupe, me disais-je, mais l’ondine, non. Le chat qui parle ne le§ intéresse pas, mais sans divan, voyez-vous ça, c’est impossible. J’essayai de me souvenir des particularités du divan mais ne me rappelai rien de spécial. C’était un divan tout à fait normal, confortable, simplement on y rêvait de choses étranges.
Читать дальше