Il aurait fallu retourner sur les lieux et s’occuper sérieusement de cette histoire de divan, se livrer à quelques expériences sur le livre à transformations, parler franchement à Vassili le chat, faire d’autres découvertes intéressantes dans cette isba sur pattes de poule, mais la Moskvitch m’attendait là-bas, le moment était venu d’effectuer un E. Q. et un C. T. Le E. Q. passe encore, ce n’est jamais qu’un entretien quotidien, petit dépoussiérage du tapis de sol, lavage de la carrosserie au tuyau d’arrosage, lequel d’ailleurs peut fort bien être remplacé au besoin par un arrosoir ou un seau. Mais le C. T … Pour quelqu’un de soigné, l’idée du C. T. est terrible par temps chaud. Car le C. T. n’est autre que le contrôle technique, qui consiste pour moi à s’allonger sous l’auto, muni d’une seringue à huile, et à verser le contenu de celle-ci dans les graisseurs Stauffer ainsi que sur ma physionomie. On étouffe là-dessous, et le fond recouvert d’une épaisse croûte de boue … Bref, je n’avais pas très envie de rentrer.
Qui s’est permis cette plaisanterie diabolique ?
Qu’on s’en saisisse et qu’on lui arrache son masque pour que nous sachions qui nous aurons à pendre demain matin, aux murailles du château !
E. Poe.
J’achetai une Pravda vieille de deux jours, bus de l’eau gazeuse et m’installai sur un banc du square, à l’ombre du tableau d’honneur. Il était onze heures. Je parcourus le journal attentivement, ce qui me prit sept minutes. Puis je lus un article sur l’hydroponie, un autre sur des filous de la ville de Kansk, et une grande lettre à la rédaction envoyée par les ouvriers d’une usine de produits chimiques. Cela ne me prit que vingt-deux minutes. Je serais bien allé au cinéma, mais j’avais déjà vu Kozara , une fois au cinéma, une fois à la télévision. Alors je décidai de boire de l’eau, pliai mon journal et me levai. De toute la monnaie de la vieille, il ne restait plus qu’une pièce de cinq kopecks. Je vais la boire, me dis-je, je pris un verre de limonade, et avec le kopeck restant, achetai une boîte d’allumettes au kiosque d’à côté. Je n’avais plus rien à faire en ville. J’empruntai la première rue venue entre le magasin n° 2 et le restaurant n° 11.
Les passants étaient fort rares. Un gros camion poussiéreux passa dans un bruit de ferraille. Le chauffeur, le coude et la tête hors de la cabine, regardait les pavés d’un air morne. La rue, en pente, obliquait brusquement à droite. Au tournant, un vieux canon de bronze, bourré jusqu’à la gueule de terre et de mégots, se dressait à ras du trottoir. La rue se terminait en à pic sur la rivière. Je restai quelques instants à contempler le paysage puis je retournai sur mes pas.
Je me demandai où était passé le camion puisque la rue débouchait sur la rivière. Je cherchais du regard quelque portail quand j’aperçus une maison d’aspect étrange, resserrée entre deux de ces lugubres bâtiments de brique dont j’ai déjà parlé. Les fenêtres du rez-de-chaussée étaient défendues par des barreaux de fer et passées à la chaux jusqu’à mi-hauteur. Il n’y avait pas de porte. Je le remarquai tout de suite, parce que la plaque qu’on trouve habituellement à côté de l’entrée était fixée entre deux fenêtres. Je lus : « AN S. S. S. R. [7] AN S. S. S. R. Abréviation qui signifie Académie des sciences de l’U. R. S. S.
NIITCHAVO ». Je reculai jusqu’au milieu de la chaussée, oui, deux rangées de dix fenêtres et pas la moindre porte. A droite et à gauche, accolés, les bâtiments de brique. Institut de recherche scientifique … sur quoi ? Que pouvaient bien signifier ces initiales ? L’isba sur pattes de poules, me dis-je, est un musée qui dépend de cet institut. Les garçons que j’ai pris en stop hier travaillent certainement dans cet institut. Ceux de la tchaïnaia aussi … Des corneilles s’envolèrent du toit en croassant et tournoyèrent dans le ciel. Je m’en allai, dirigeant mes pas du côté de la place.
Nous sommes tous de naïfs matérialistes, pensais-je. Et rationalistes de surcroît. Nous voulons que toute chose reçoive immédiatement une explication rationnelle, c’est-à-dire, qu’elle soit ramenée à une poignée de faits connus. Aucun de nous n’a pour deux sous de dialectique. Il ne vient à personne l’idée qu’entre des faits connus et un phénomène nouveau peut s’étendre l’océan de l’inconnu. Nous jugeons ce phénomène surnaturel, et par conséquent, le décrétons impossible. Comment Montesquieu, par exemple, aurait-il accueilli la nouvelle de la résurrection d’un mort après l’arrêt constaté du cœur ? En poussant les hauts cris certainement. Il aurait tenu cela pour de l’obscurantisme, de la bondieuserie, quand il n’aurait pas tout bonnement refusé d’y prêter attention. Si l’événement s’était passé sous ses yeux, il se serait trouvé dans la plus embarrassante des situations. Comme moi maintenant, avec cette différence que je suis plus aguerri. Lui, il se serait vu contraint ou, bien de tenir cette réanimation pour une supercherie, ou bien de nier ses propres sensations, ou bien même d’abjurer le matérialisme. Vraisemblablement, il aurait opté pour la supercherie. Mais jusqu’à la fin de sa vie, le souvenir de cette habile tromperie aurait importuné sa raison comme une poussière dans l’œil … Nous, nous sommes les enfants d’un autre siècle. Nous avons vu des têtes de chien greffées sur le dos d’autres chiens ; un rein artificiel de la taille d’une armoire ; une main métallique mue par des nerfs ; et des gens qui peuvent glisser dans la conversation : « C’était après ma première mort. » Oui, à notre époque, Montesquieu aurait eu peu de chances de rester matérialiste. Nous, nous le restons, et sans trop de peine. C’est quelquefois difficile, il est vrai, quand le vent vous apporte par-delà l’océan de l’inconnu d’étranges pétales, venus des invisibles continents de l’inexploré. Cela arrive quand on trouve ce qu’on n’avait pas cherché. Les musées zoologiques exposeront bientôt d’étonnants animaux ramenés de Mars ou de Vénus. Oui, bien sûr, nous ouvrirons de grands yeux en nous esclaffant, mais en fait, nous les attendons depuis longtemps ces bêtes, nous sommes préparés à leur venue. Nous serions beaucoup plus étonnés et déçus si nous apprenions qu’il n’y a pas de vie sur ces planètes ou si ces bêtes ressemblaient à nos chiens et à nos chats. En général, la science ( à laquelle nous croyons aveuglément parfois ) nous prépare longtemps à l’avance aux prodiges à venir, et le choc psychologique ne se produit que lorsque nous sommes confrontés à l’imprévisible, un trou dans la quatrième dimension, une radiocommunication biologique, ou, disons, une isba sur pattes de poule … Tout de même, Roman a raison, c’est très, très, très intéressant ce qui se passe chez eux …
Arrivé sur la place, je m’arrêtai devant le kiosque d’eau gazeuse. Je n’avais plus de monnaie, il me faudrait donc payer avec un billet. Alors que j’arborais déjà un sourire destiné à amadouer la vendeuse ( les marchands d’eau gazeuse détestent les gros billets ) je sentis une pièce de cinq kopecks dans ma poche de pantalon. Je m’étonnai et me réjouis, mais je dois dire que j’étais encore plus réjoui qu’étonné. Je bus de la limonade, reçus la monnaie, une pièce d’un kopeck, toute mouillée, et m’entretins du temps avec la vendeuse. Puis je pris d’un pas ferme le chemin du retour pour en finir avec les E. Q. et C. T. et me livrer à loisir à des recherches dialectico-rationnelles. Mais quand j’eus glissé le kopeck dans ma poche, je m’arrêtai net, je venais de sentir la présence d’une pièce de cinq kopecks. Je la sortis et l’examinai : elle était humide et le 6 du 1961 était légèrement éraflé. Je n’aurais peut-être pas accordé d’attention à ce petit incident si je n’avais pas éprouvé au même moment une sensation déjà ressentie ; j’avais l’impression d’être à la fois sur l’avenue de la Paix et sur le divan, en train de regarder le portemanteau. Et comme alors, devant le puits, dès que j’eus secoué la tête, cette sensation disparut.
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