— Ce fut pénible ?
— Oui, et je suis honteux de me réjouir. Trop sont tombés, hélas ! Dans la Forêt Impitoyable, avant que nous trouvions la rivière. Mais toi, Anne ?
— Ce fut dur, aussi. Et sans Boucherand, puis Akki, j’aurais certainement succombé.
— Tes compagnons ?
— Morts, sauf Clotil et son frère. Elle a perdu un avant-bras, mais Akki prétend qu’on pourra le faire repousser sur une de ses planètes.
— Pauvre Clotil, si fière de sa beauté ! Nous ne sommes pas à la fin de nos soucis, hélas ! Et j’ai bien peur…
— Bah ! L’avenir est peut-être moins sombre que tu ne le crains. »
Ils parlèrent longtemps, debout près du rivage. Les Vasks débarquaient maintenant par centaines, et, guidés par les premiers arrivés ou par des brinns, se dirigeaient vers les longues huttes provisoires où les attendaient un repas substantiel et le repos. Le couchant s’illuminait de rouge, et le soleil plongeait déjà derrière les collines.
À la fin du dîner, un messager de Tehel-Io-Ehan vint avertir Anne et Akki que le chef les attendait. Se rendant à cette invitation, ils purent voir que, sur la pente qui descendait vers le lac, de grands bûchers avaient été préparés. La plaine, au-delà, avait été débarrassée de ses hautes herbes. Le chef était assis devant sa hutte, entouré des conseillers, en grand costume de plumes et de peaux bariolées.
« Ce soir, quand la Lune se lèvera, aura lieu la grande danse de la Guerre. Otso y participe, comme notre allié. J’aimerais que vous y preniez part aussi, toi comme notre allié d’au-delà du ciel, et toi, femme, comme le vrai chef des Bérandiens, afin de prouver à mes hommes que tu as dit vrai, que ton peuple a enfin compris la vérité et l’horreur de sa conduite envers nous. Acceptez-vous ?
— Oui, dit le coordinateur.
— Et toi ? »
Anne réfléchit un moment.
« C’est mon peuple que nous allons combattre !
— N’y a-t-il pas en lui des personnes que tu hais ?
— Oh, si !
— Alors danse contre celles-là uniquement. Et celles-là seules seront frappées par ta danse.
— Soit ! J’accepte.
— Il est rare chez nous qu’une femme soit chef, mais cela arrive cependant. Eée va t’aider à revêtir le costume. Viens, allié d’au-delà du ciel. »
Les feux flambaient quand Akki ressortit de la hutte, costumé en guerrier brinn. Sa peau, verdie par le suc d’une herbe, était couverte de dessins blancs soulignant la puissance de ses muscles, et ses courtes culottes de peau de qlaïn, comme il convient à un grand chef, était ornée de dents d’animaux cousues en lignes ondulées, et, soupçonna-t-il, de dents « humaines » aussi bien. Dans ses cheveux étaient plantées trois plumes vertes, et il tenait à la main une longue sagaie à pointe triangulaire d’obsidienne. Ce déguisement ne lui causait nul embarras, habitué comme il l’était aux mœurs les plus étranges de diverses planètes.
« Vous êtes magnifique ! Un véritable homme des bois ! Et moi, comment me trouvez-vous ? »
Il se retourna. Anne se tenait devant lui, souriante, la peau verdie, le torse nu tellement couvert de lignes et de signes qu’elle semblait habillée. Ses courts cheveux roux avaient été laqués et disposés en casque, et, plantée au sommet, une plume verte ondulait au vent.
« Étrange et séduisante », dit-il enfin.
Le chef brinn les rejoignit.
« Venez, la danse va commencer ; notre ami vask est déjà là-bas.
— Que devons-nous faire, Akki ?
— L’imiter, en le suivant à trois pas. Nous sommes ses alliés, ses soutiens, mais il conserve le premier rôle. Et surtout, ajouta-t-il à voix plus basse, quoi qu’il arrive, ne riez pas ! Souvenez-vous que ce que nous allons voir n’est pas plus risible que l’étiquette de la cour de Bérandie ! »
La nuit était maintenant complètement tombée, et la place n’était éclairée que par le flamboiement des grands brasiers et les centaines de torches tenues par les femmes et les enfants brinns. Akki se rappela soudain Hassil.
« Chef, pourrait-on porter ici mon ami blessé ? Il ne se consolerait jamais de ne pas avoir vu cette cérémonie » ajouta-t-il pour Anne.
Tehel donna un ordre, quatre robustes femmes partirent aussitôt, pour revenir très vite portent le hiss sur son brancard, et accompagnées de Boucherand et de Roan.
« Que va penser parrain, souffla la jeune fille.
— Ne dites rien, et il ne vous reconnaîtra peut-être pas. Je me demande où sont les hommes ? »
Venant de la rive, un roulement de tam-tams répondit. À la file indienne, dans la lumière des feux apparurent les guerriers, en longue colonne ondulante qui se perdait dans les ténèbres. Sans mot dire, ils se rangèrent en six cercles concentriques autour des quatre chefs.
Tehel-Io-Ehan leva les deux bras. Le silence tomba sur la foule des spectateurs. Il poussa un long cri modulé, qui résonna sinistrement sur les eaux et se répercuta longtemps sur les falaises. Un silence. Un autre cri. Puis, soudain, les guerriers reprirent le cri en un formidable unisson. Là-bas, vers l’est, l’horizon s’éclairait, le disque de Loona parut au sommet des collines.
Les tam-tams commencèrent alors, d’abord en sourdine, puis s’amplifiant en un roulement saccadé qui grandissait, puis semblait s’éloigner, grandissait, s’éloignait… L’air vibrait, le sol vibrait. Lentement d’abord, puis de plus en plus vite, les guerriers, maintenant silencieux, tournaient en rond autour des quatre. La Lune presque pleine ajoutait sa lumière à celle, plus rouge, des torches et des feux. Tehel lança un cri bref. Les danseurs s’arrêtèrent net. Par une brèche dans le cercle furent introduits quatre hommes, quatre Bérandiens.
« Pourquoi les amènent-ils ? Je ne savais pas qu’il y avait des prisonniers, souffla Anne.
— Je ne sais pas, mais j’ai peur… Ils sont quatre, et nous sommes quatre… Si j’avais su… quoique… il était bien difficile… »
Farouchement, il saisit Anne par les bras.
« De toute façon, il est maintenant trop tard ! Si nous reculons, nous serons massacrés. Il le faut, Anne, il le faut ! Vous m’entendez ?
— Oui, mais… Non, je ne pourrai pas !
— Faites le geste ! Si votre homme est intelligent, il fera le mort, et courra sa chance ! »
Les guerriers tournaient de nouveau, au son étouffé des tambours. Puis, presque imperceptible d’abord, s’enflant peu à peu, partant du premier rang s’éleva un chant sauvage et monotone. Coupé par le battement hypnotique, il engourdissait la conscience. Tehel chantait lui aussi, en tournant sur lui-même.
« Imitons-le, Anne. »
Le deuxième rang commença à son tour le chant, mais décalé par rapport au premier, puis le troisième, le quatrième, le cinquième, le dernier. Au-delà, dans la pénombre, la foule ondulait, se tenant en chaînes par les coudes. L’engourdissement se transformait maintenant en exaltation.
« Seigneur, pensa Akki, l’effet Piessin ! »
Il était nommé d’après le psychologue hiss qui l’avait étudié. Dans les races à forte capacité télépathique, telles que les hiss eux-mêmes et les humanités qui leur ressemblaient, une sorte d’ivresse collective, communautaire, pouvait être induite par le chant et le mouvement rythmé, ivresse qui pouvait être spiritualisée, comme dans les cérémonies hiss, mais qui pouvait induire aussi une rage meurtrière, comme l’amok des Malais terrestres.
Akki essaya de lutter. N’étant pas chlorohémoglobinien, il était moins susceptible, mais il était déjà trop tard. Les brinns étaient trop nombreux. Malgré lui, sa main se crispait sur sa lance, et un flot de haine montait en lui vers ces quatre prisonniers ligotés qui regardaient stupidement la scène, atteints eux-mêmes de rage impuissante. Puis il cessa de penser. Il entrevit un moment Anne, qui, non avertie, avait été immédiatement captive de l’envoûtement, la lèvre retroussée en rictus. Derrière elle, le grand Vask éclatait de férocité joyeuse, sa haine pour les Bérandiens enfin près d’être satisfaite. Un brinn hurla, des paroles entrecoupées qu’il ne comprit pas, ne se soucia pas de comprendre.
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