Alors, nous devrons peut-être céder le passage ? demanda Boucherand. Soit. Je comprends.
Et les femmes, dans ce cas ? interrogea Tehel.
Je crois que nous résisterons assez longtemps pour que la question ne se pose pas. Si le front craque, nous ne fuirons pas, bien entendu, mais nous harcèlerons l’ennemi dans sa marche vers les lacs et l’embouchure. Je le répète, tout est une question de temps.
— Et si l ’Ulna ne revenait pas ? demanda doucement Anne.
— Éventualité presque impossible. Mais dans ce cas. »
Les cinq jours qui suivirent furent relativement calmes. Une nuit, deux Vasks réussirent à se glisser dans les lignes ennemies, et rapportèrent que les Bérandiens construisaient de nouveaux tanks, sans pouvoir en préciser le nombre. Akki fit confectionner des engins incendiaires primitifs, mais efficaces, avec une sorte de résine noire très collante et inflammable que les brinns tiraient de l’arbre aglin.
Le matin du sixième jour se passa également dans le calme, mais vers midi une vive activité fut décelée chez l’ennemi, et, peu de temps après, commença la préparation d’artillerie. Les quelques canons dont disposaient les Bérandiens pilonnèrent méthodiquement les lignes, en un barrage roulant qui, bien que fort maigre, n’en impressionna pas moins les brinns. Vers le soir, ce fut l’assaut.
Il fut précédé d’une douzaine de tanks de bois, portant sur leur dos des tireurs d’élite, à l’arc et au fusil, chargés de les défendre, et c’était un spectacle étrange que ces constructions maladroites avançant péniblement, s’empêtrant parfois dans les hautes herbes, et hérissées, tout autour de leurs meurtrières, de faisceaux de flèches. Ils arrivèrent sans perte jusqu’aux premières positions défensives, déjà évacuées. Akki les regardait à la jumelle, Anne à son côté. Bondissant derrière leurs machines, en vagues successives, les Bérandiens progressaient, nettoyant les petits groupes isolés qui s’étaient laissé couper la retraite, et parfois un hurlement ou un cri déchirant annonçait, entre les explosions des obus, la fin d’une vie, humaine ou brinn. Mais, peu à peu, dans le crépuscule qui tombait, le tir des Bérandiens fut moins assuré, et bientôt trois hautes colonnes de flammes montèrent vers le ciel nuageux, et l’attaque cessa.
« Ils ont gagné trois cents mètres, dit Boucherand.
— Ils ne sont pas encore dans la partie étroite du défilé. C’est là que nous les attendons. Avez-vous une idée des pertes ?
— J’ignore les leurs. Peut-être une vingtaine d’hommes tués ou blessés. Chez nous, trois Vasks et onze brinns tués, sept Vasks et quarante brinns blessés.
— Une toute petite bataille, dit ironiquement le coordinateur. En tout, probablement deux bonnes dizaines de pauvres bougres morts, et le triple au moins d’abîmés ! Et dire que j’étais venu pour empêcher cette guerre ! Ah ! les vieux hiss avaient raison, eux les fondateurs de la Ligue des Terres humaines, qui disaient que les médiateurs finissent toujours par être en guerre avec les deux parties à la fois !
— Devons-nous contre-attaquer à la faveur de la nuit ?
— Pourquoi ? Pour regagner trois cents mètres que nous reperdrons demain à l’aube ? Nous aurons besoin de toutes nos forces. Et, comme je l’ai dit, c’est plus loin que nous les attendons. »
Le jour se leva sur des positions inchangées. Les Bérandiens ne reprirent pas immédiatement leur marche en avant, et ce n’est que trois heures après le lever du soleil que, ayant reçu quatre nouveaux tanks en renfort, ils recommencèrent leur assaut. Au prix de quelques pertes, ils arrivèrent à la fin de la journée devant les défilés proprement dits. Larges d’environ cent mètres, longs de six cents, ils étaient dominés par de hautes et abruptes falaises, sauf vers le milieu, ou des ravines en pente rapide avaient érodé la roche, et permettaient, de part et d’autre, un accès vers le plateau.
« C’est ici que le combat décisif aura lieu, Anne, dit Akki. Quel en sera le résultat, je l’ignore, mais j’ai fait tout ce que j’ai pu, avec l’aide des brinns et des Vasks, pour qu’il nous soit favorable, ou tout au moins pas trop défavorable. Si nous sommes enfoncés, montez par le ravin de droite vers la forêt. Je vous suivrai avec un petit groupe. De toute façon, je tiens à ce que vous restiez demain en sûreté. Vous m’avez compris ?
— Et vous-même, y resterez-vous ?
— Pour moi, c’est différent. Les brinns et les Vasks m’ont confié le commandement et…
— Et moi, je représente la Bérandie, la vraie. Nous ne sommes que deux ici pour le faire, et notre place…
— Je ne discute pas votre courage. Mais, cette fois, nous irons certainement jusqu’à un corps à corps général, et vous n’auriez aucune chance. C’est un ordre, et j’entends qu’il soit obéi. Et puis… et puis je serai plus tranquille pour commander si je vous sais loin des coups. Vous me le promettez ?
— Soit. Mais si l’affaire tourne mal, je vous rejoindrai pour partager votre sort.
— Restez donc libre, pour essayer de nous secourir ! Et pour guider votre peuple ! Enfin, demain donnera sa réponse. Allez dormir maintenant. Quoi qu’il arrive, vous aurez besoin de toutes vos forces. »
À la grande joie d’Akki, les Bérandiens attaquèrent cette fois avant l’aube, et, dans la lumière indécise des étoiles s’avancèrent les tanks, craquant de tout leur bois neuf, suivis à quelques mètres d’une masse d’hommes dont les premiers rangs portaient de larges boucliers. Bientôt trois des chars brûlèrent, arrachant à l’ombre trois cercles de lumière dansante, ou l’on voyait des ombres confuses s’entre-tuer. Tandis qu’une centaine de brinns, sacrifiés, luttaient de leur mieux pour retarder l’avance, le gros des forces se replia plus profondément dans le défilé. Quand un jour blême et mouillé se leva, l’ennemi n’avait progressé que de cent mètres.
À part les masses immobiles et laides des tanks de bois, le champ de bataille semblait vide. À peine, de-ci, de-là, le frémissement des hautes herbes vertes marquait-il le passage d’un messager rampant pour relier un groupe de combat à un autre. La pluie se mit à tomber, d’abord fine, puis croulante. Akki eut un geste d’ennui : il serait plus difficile d’incendier les chars d’assaut. D’un autre côté…
« Attention, ils attaquent, dit Boucherand.
— Allez-y ! Vous avez bien compris la manœuvre ? Je ne sais si nous serons encore vivants ce soir, mais, de toute façon, je suis heureux de vous avoir connu, Hugues. Si j’étais tué, vous avez le double de mon rapport, scellé. Vous le remettrez à Hassil, ou au commandant de l’ Ulna.
— Si c’est moi qui disparais, veillez sur Anne !
— Vous l’aimez, Boucherand ?
— Oui, depuis longtemps…
— Moi aussi. Soyez donc tranquille.
— Au revoir ! »
Le capitaine disparut sous la pluie. Là-bas, entre les falaises, les obus commençaient à tomber. Les tanks progressaient. Akki les regarda, railleur :
« Dans quelques minutes, ils vont avoir une surprise. »
Les fantassins bérandiens apparaissaient maintenant, suivant leurs chars, à l’abri du barrage. Une haute silhouette se dressa, indiquant les défilés, d’un geste large qui fit étinceler une épée. Akki l’encadra dans le champ de ses jumelles. Malgré le rideau de pluie, il n’y avait pas d’erreur possible, c’était Nétal, portant casque et demi-armure.
Méthodiquement, le coordinateur s’arma : fulgurateur à la ceinture, carquois au dos, arc en sautoir, et, à la main, une longue hache de bataille vask, au manche cerclé de fer. Il la fit sauter d’une main dans l’autre, chercha le point d’équilibre optimum. Puis, se tournant vers sa petite garde particulière :
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