Le coordinateur sourit.
« Elles veulent savoir pourquoi, si vous êtes une jeune fille, vous avez le torse couvert, et si vous êtes mariée, pourquoi vous portez les cheveux dénoués.
— Dites-leur que nos coutumes sont différentes. »
Il y eut un rapide conciliabule parmi les brinns. Cette fois, Akki rit franchement.
— Qu’y a-t-il ?
— Je ne sais si je dois vous le traduire.
— Faites !
— Eh bien, elles disent que votre peuple doit être bien barbare pour ignorer les vrais usages ! »
Anne rit à son tour.
« Allons, je n’ai que ce que je mérite ! Depuis que je suis ici, depuis que ce vieux chef brinn, qui n’ignorait rien de ce qui se passait en Bérandie, m’a accueillie avec tant de noblesse – savez-vous, il me fait penser à parrain ! –, je commence à comprendre votre point de vue. Et, ce matin, Eée, la fille du chef, m’a donné ceci. »
Elle indiqua à son bras un bracelet d’ivoire finement ciselé de dessins géométriques.
« Et pourtant ils savent que je préparais la guerre contre eux, et leur réduction en esclavage, avant que vous veniez me montrer ma folie. Sont-ils donc meilleurs que nous ?
— N’allez pas d’un extrême à l’autre, Anne, vous risqueriez d’être déçue ! Il n’y a pas plus de bon sauvage, en soi, que de bon civilisé. Quand nous aurons vécu plus longtemps avec eux, sans doute découvrirons-nous leurs vices !
— Peut-être. En attendant, ils préparent tout pour recevoir les Vasks. Voyez ! »
À quelque distance du grand abri sous roche, sur la plaine, les brinns construisaient de grandes huttes longues de joncs tressés reposant sur une charpente de branches. Sur le lac, une longue file de pirogues remontait du lac inférieur.
« Elles portent des provisions, à ce que m’a dit Otso.
— Je dois aller voir le chef à ce sujet. Venez-vous ? »
Le vieux brinn les accueillit avec courtoisie, les traitant en égaux, donnant même à Anne un des sièges de bois sculpté réservés aux conseillers.
« Comment vas-tu faire pour nourrir les Vasks, demanda le coordinateur.
— Ne resteront ici que les hommes en état de combattre. Les femmes et les enfants partiront vers la côte, avec les nôtres.
— Où penses-tu essayer d’arrêter les Bérandiens ?
— Au grand défilé, à environ un jour de marche en amont du lac supérieur. Il y a là un passage resserré, que l’on doit franchir pour pénétrer dans notre terre.
— Et la rivière ?
— Comme tu l’as vu, elle traverse une gorge où les falaises surplombent le courant. Quelques hommes avec de gros blocs arrêteront tout radeau qui tenterait de passer.
— Sais-tu où est l’ennemi ? »
Le chef saisit, derrière son siège, un ballot de peau et l’ouvrit. Anne eut un cri d’horreur. Une tête coupée, sanglante, avait roulé à ses pieds, la tête d’un Bérandien.
« Mes éclaireurs ont surpris hier une petite troupe. Voici la tête du chef. L’ennemi doit marcher encore six jours avant d’atteindre le défilé.
— Et comment as-tu eu cette tête en un jour ?
— La rivière est rapide, l’homme marche lentement dans les bois. »
Le silence tomba. Anne le rompit enfin.
« Je dois te remercier, chef, de l’accueil fait à une ancienne ennemie.
— L’ennemi désarmé n’est plus un ennemi. Et, de toute façon, les tiens devront quitter ce monde !
— Le destin n’a pas encore parlé, chef.
— Celui-là qui vient de loin a dit : une seule race par monde.
— Il n’a pas dit quelle race restera !
— Nous étions là de tout temps quand tes ancêtres ont débarqué de leurs pirogues célestes.
— Au point où nous avons atterri, il n’y avait pas de brinns. Quel droit y avez-vous de plus que nous ?
— Celui du plus ancien sur un monde qui est nôtre !
— Il y avait probablement les orons avant vous, chef. Ce monde appartient-il aux orons ? Je reconnais que mes ancêtres se sont mal conduits envers les vôtres. Cela ne recommencera pas ! Mais nous aussi avons des droits sur cette terre. N’est-ce pas, Akki ? »
Elle se tourna vers lui, presque implorante.
« Je vous ai dit déjà que la décision n’est pas encore prise. Mais il y a peu de chances qu’elle vous soit favorable, si les brinns peuvent, et je crois qu’ils le feront aisément, prouver qu’ils étaient sur Nérat avant vous, puisqu’ils y ont évolué. Quelques fouilles dans les grottes, quelques datations par le radiocarbone…
— Et les Vasks, Akki ?
— Ils devront partir, eux aussi. Pour la même planète que vous, si vous vous entendez, sinon pour une autre.
— Mais pourquoi ? Pourquoi ? Je suis prête à reconnaître que nous nous sommes trompés sur les brinns, à leur donner droit de cité en Bérandie, à…
— On n’efface pas quelques siècles d’histoire si facilement, Anne. Je crois en effet que vous avez reconnu votre erreur. Je crois que Boucherand ou votre parrain, ou même Clotil, sont prêts à accepter les brinns comme des égaux. Mais la grande masse de votre peuple ne le reconnaîtra jamais, ou alors après tant de sang versé ! C’est mieux ainsi, croyez-moi. Ah ! Si des mariages étaient possibles entre vos deux races, la question se poserait tout autrement. Mais ce n’est pas le cas.
— Et si… si, après tout, les brinns n’étaient pas plus indigènes que nous ? Si eux aussi venaient d’ailleurs ? Vous m’avez dit que leur civilisation présente des traits anachroniques…
— Dans ce cas, peut-être, les choses pourraient-elles changer. Mais n’y croyez pas. D’où voulez-vous qu’ils viennent ? »
Le vieux brinn s’était levé.
« Demain, je vous conduirai à l’endroit où se trouve la preuve que ma race est liée à la Terre ! Et si je montre cette preuve, accepteras-tu, ô ancienne ennemie, la décision de celui-ci ? »
Anne resta un moment muette, puis, avec un geste de défi :
« Oui, dans ce cas, j’accepterai sa décision ! »
Les premiers réfugiés vasks arrivèrent vers la fin de la matinée. Ils avaient été signalés à l’aube sur le lac inférieur. Dix-sept radeaux, portant en tout cinq cents personnes. C’étaient ceux de Sare. Puis, à partir de midi, les radeaux se succédèrent sans interruption, et, vers le soir, Akki, debout sur les bords du lac avec Otso, vit celui-ci bondir dans une pirogue et pagayer à toute vitesse. Là-bas, sur le grossier amoncellement de bois flottant, une silhouette féminine agitait les bras. La pirogue revint peu après, portant outre le Vask, Argui et Roan.
« Anne ? S’enquit ce dernier, à peine à portée de voix.
— En bonne santé !
— Alors tout est bien. »
Il sauta à terre avec une légèreté remarquable pour un homme de son âge. Akki ne put retenir un sourire amusé : quelle différence entre le comte de Roan, noble érudit de Bérandie, et ce barbare loqueteux à la barbe hérissée !
« Ainsi, ce sont là les brinns sauvages, dit-il méditativement, contemplant la rangée d’enfants et de femmes, et les quelques guerriers qui entouraient leur groupe. Eh bien, je ne suis pas fâché de pouvoir les voir chez eux. Que pensez-vous d’eux, Akki ?
— Tout mon entraînement de coordinateur me met en garde contre les appréciations trop rapides. Ils sont, je crois, humains.
— Oui, oui, je comprends. Ah ! Voici Anne ! »
Elle se jeta dans ses bras, sanglotante.
« Oh ! Parrain, me pardonnes-tu d’avoir, par mon inconscience criminelle, causé la mort de mon père ?
— Et toi, me pardonnes-tu d’avoir douté de ta droiture ? Allons, allons, je crois que cette aventure terrible nous aura beaucoup appris, à tous. Je viens de vivre pour ma part, et malgré quelques moments épouvantables, les plus beaux jours de ma vie !
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