« Tu dis qu’il ne peut y avoir qu’une seule race d’hommes sur le même monde ? Alors, nous serons cette race. Les Vasks et les Bérandiens ne sont arrivés qu’il y a peu de générations. Mais nous ne tenons pas à voir partir les Vasks. Ils ont toujours été des alliés fidèles.
— Tout cela, chef, sera réglé plus tard. Le premier problème est d’empêcher les Bérandiens d’anéantir les Vasks aussi bien que les brinns. De combien d’hommes peux-tu disposer ?
— Quand Tehel-Io-Ehan donne le signal de guerre, les trente confédérations se lèvent !
— Combien de guerriers par confédération ?
— Il y a dans chacune trente tribus, et environ trois fois cent hommes en âge de porter les armes par tribu. »
Akki fit un rapide calcul mental : cela représentait à peu près 270 000 hommes.
« Combien de temps faudra-t-il pour les mettre sur pied de guerre ?
— Ils le sont ! Je n’attendais pas une attaque directe contre les Vasks, mais je croyais depuis plusieurs lunes à une guerre contre nous. Dès que les Bérandiens ont rassemblé leurs forces, je l’ai su, et nos guerriers ont préparé leurs armes.
— Pourtant, Otso m’a dit que vous ne viendriez pas à leur aide ! »
Le vieux chef eut un très humain haussement d’épaules.
« Nous ne le pouvons pas. Sortis de la forêt, dès que nous montons les pentes, nous tombons malades. Nous ne pourrions pas vivre là où vivent les Vasks ! »
Akki le regarda, étonné. C’était la première fois que, sur une planète quelconque, il rencontrait une race intelligente dépendant à ce point de la pression atmosphérique ou du degré hygrométrique de l’air. Puis il haussa à son tour les épaules. Plus tard, il serait temps d’élucider ce mystère.
« Et de quelles armes se servent tes guerriers ? »
D’un geste le chef indiqua, contre le mur de la grotte, un grand arc de bois de glia et un carquois de longues flèches. Le coordinateur se leva, les examina. L’arc était très puissant. Il tira quelques flèches du carquois. La plupart, à empennage noir, portaient des pointes de silex ou d’obsidienne, analogues à celles qu’il connaissait de maintes autres planètes. D’autres, à empennage vert – couleur de sang – possédaient de longues pointes très effilées qui le firent sursauter : c’étaient indiscutablement des larmes de verre trempé. Le brinn se leva à son tour, saisit une de ces flèches, et, d’un geste vif, brisa la pointe extrême de l’armature. Immédiatement, il n’y eut plus qu’une poussière de fines aiguilles.
« Pointe pour la guerre, expliqua-t-il. Elle se casse dans le corps de l’ennemi, et la poussière entre dans son sang et perce son cœur. »
Akki le regarda, médusé. Des primitifs de l’âge de pierre qui connaissaient le verre trempé de manière spéciale, et la circulation du sang ! Mais peut-être les Vasks…
« Il y a longtemps que vous utilisez ce type de pointe ?
— Toujours. Elles furent données au peuple brinn par l’ancêtre-dieu, O-Ktébo-Qlaïn.
— Et vous les fabriquez ?
— Viens voir. »
Il entraîna Akki hors de la grotte, vers la construction de briques située au bout de l’abri. Tout en marchant, Akki réfléchissait. L’anthropologie comparée faisait l’objet de cours très poussés pour les élèves coordinateurs, et la longue amitié qui le liait à Hassil, passionné d’archéologie comme tous ceux de sa famille, lui avait donné une grande familiarité avec les formes tout à fait primitives de civilisation. De plus, il avait, partagé la vie d’une autre tribu de l’âge de pierre. Or les brinns possédaient des notions qui ne concordaient absolument pas avec le rythme normal du développement des civilisations, telles que la connaissance de la circulation sanguine, ou du verre, ou même de la brique. Car la construction devant laquelle il se tenait maintenant était un four à verre construit en briques.
Une vingtaine de brinns y travaillait. Le verre était saisi au bout de longues perches à pointes de métal, et les larmes qui en tombaient étaient trempées dans un bain huileux. Bien que nul ne semblât cacher ce qu’il faisait, Akki ne put comprendre le procédé employé. Il s’y résigna sans peine, sachant que s’il gagnait la confiance de ses hôtes, ceux-ci finiraient bien par dévoiler leurs secrets techniques. Mais il s’intéressa davantage aux pointes de métal. Il saisit une des perches qu’un ouvrier avait posée, l’examina : la pointe, tubulaire, semblait en tungstène !
Ils revinrent vers la grotte, et, au moment où ils y pénétraient, un messager survint, avec la nouvelle que les postes de surveillance avaient pris contact avec les radeaux vasks, et que ceux-ci arriveraient le lendemain, vers le milieu de la journée.
Le soir tombait. Une brume légère monta du lac, voilant la rive opposée. Akki se sentit subitement très las. Il prit congé du vieux chef, se fit indiquer la demeure qui leur avait été assignée. C’était une hutte neuve, faite d’un cadre de bois tendu de peaux. Assis devant la porte basse, Otso l’attendait.
« Je te croyais endormi.
— J’ai sommeillé un peu. Je suis inquiet pour mon peuple. Les premiers devraient déjà être là.
— Ils seront ici demain. Que font Anne et les autres ?
— Ils reposent. Tout à l’heure, on nous apportera de la nourriture. Heureusement, nous pouvons manger à peu près tout ce que mangent les brinns. »
Akki s’assit à son tour. Sous l’immense abri, les brinns semblaient mener la vie d’une tribu paléolithique. Des hommes rentraient de la chasse, d’autres taillaient le silex ou polissaient des futs de flèches. Entre les foyers qui s’allumaient un à un, des enfants couraient, nus et gracieux. Une jeune fille passa, jolie malgré sa peau verte et ses seins en pyramides triangulaires. Au loin, sur le lac, à demi perdue dans la brume, une pirogue emportait les guerriers allant relever les sentinelles de la journée.
« Quand on voit ce tableau, Otso, on se croirait à l’aurore d’un monde. Et cependant… Tu es déjà venu chez les brinns, et tu pourras peut-être me renseigner. Ici, cette tribu compte au moins mille personnes. Et il y a trente tribus par confédération, et trente confédérations. Comment tout ce peuple, environ neuf cent mille individus, peut-il vivre de la chasse et de la pêche ?
— Mais ils ne vivent pas uniquement de cela, Akki ! Certaines tribus élèvent des animaux, d’autres cultivent des céréales.
— En es-tu sûr ?
— Tu mangeras tout à l’heure de leur pain, ou plutôt des galettes qui en tiennent lieu.
— La planète des anomalies, Otso ! Des Terriens revenus à un Moyen Âge de fantaisie, et qui vous tirent dessus à coups de fulgurateur ; d’autres qui vivent comme d’anciens pasteurs montagnards ; des indigènes qui sont à un niveau général paléolithique, mais cultivent et élèvent, qui ne connaissent pas le métal, mais ont quelques outils de tungstène, un des métaux les plus difficiles à travailler, qui font des pointes de flèches en verre trempé spécial, ont des fours de brique, et n’ignorent pas la circulation sanguine ! De quoi rendre fou un anthropologue !
— De quoi parliez-vous ?
— Ah ! Vous êtes réveillée, Anne ? Vous n’avez pas dormi très longtemps. Nous parlions des brinns, ces « sauvages » qui ont des connaissances curieusement développées sur certains points ! Dites-moi, vos navigateurs ont-ils rencontré des brinns sur les autres continents ?
— Non. Mais nous n’avons exploré que les côtes, et si peu ! Cependant nous n’avons jamais trouvé trace d’activités… (Elle hésita un instant, puis acheva) humaines.
— Et les tiens, Otso ?
— Non plus. Il semble qu’il n’y ait d’hommes, Terriens ou autres, que sur la terre où nous nous trouvons. Nous entretenons un petit poste sur le continent équatorial, où se trouvent des fruits délicieux, mais on n’y a jamais signalé autre chose que des orons.
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