Chapitre VI
Le coup d’état
Akki vit tout de suite que son entrée faisait sensation, et que nul des jeunes gens et jeunes filles qui conversaient gaiement dans la salle ne s’était attendu à son arrivée. Les regards des hommes furent tout de suite hostiles, mais Akki s’aperçut avec amusement que ceux des jeunes filles ne l’étaient pas tous. Il avait revêtu pour la circonstance un vêtement de cérémonie arborien, bottes de cuir fauve, culotte collante grise, blouse moirée de fibres de tirn, longue cape noire, et, autour du front, le bandeau d’or avec la double spirale de diamants des coordinateurs. Malgré la coupe très simple, sévère même des vêtements, leur richesse de matière faisait pâlir les couleurs vives et les broderies compliquées des habits des autres invités.
Du fond de la salle, un géant s’avança, Nétal. Il se dirigea vers Akki, le toisa, et s’aperçut, à son vif déplaisir, qu’il était à peine plus grand que lui.
« Ainsi, seigneur, vous daignez honorer notre fête de votre présence ? Croyez que nous en sommes flattés. »
Akki sourit.
« Mais non, tout l’honneur est pour moi, noble seigneur.
— Je vois que pour une fois, vous êtes sans armes. Touchante attention, vous auriez pu effaroucher ces tendres dames.
— Vous n’avez pas d’armes, vous non plus, baron… »
Un homme plus âgé s’interposa.
« De grâce, seigneurs ! La duchesse ! »
Anne entrait, vêtue d’une très simple robe de cour, mais dont le bas s’ornait de la fourrure rarissime d’une azeline. Un par un, selon les préséances, les jeunes gens vinrent lui rendre hommage. Peu soucieux de créer un motif de querelle, Akki vint le dernier, s’inclina. Anne lui tendit la main, et, à haute et claire voix, déclara :
« Nobles seigneurs, je vous présente Son Excellence Akki Kler, ambassadeur de la Ligue des Terriens humaines, et mon très cher ami. Je vous prie de lui donner la considération que méritent son rang et sa personne. Pour ceux qui seraient lents à comprendre, ajouta-t-elle d’une voix plus sèche, il reste de la place dans les rangs des proscrits. Excellence, voulez-vous me donner le bras ?
— Vous avez tort, Anne, murmura-t-il tandis qu’ils marchaient en tête vers la salle du banquet. Ils vont me haïr encore plus si vous me prodiguez ainsi vos faveurs.
— Croyez-vous qu’ils ne me haïssent pas moi-même ? Mais ce ne sont que des chiens domestiques, qui aboient et ne mordent pas – tout au moins pas tant qu’on est fort ! »
Elle fit asseoir Akki à sa droite, Nétal à sa gauche, au milieu d’une grande table barrant en T une autre très longue table. Akki avait en face de lui, à l’autre bout de la salle, l’unique porte d’entrée, et, sans savoir pourquoi, il en fut heureux. Au-delà de la porte, dont les tentures avaient été relevées pour permettre le passage des serviteurs, il voyait en enfilade le long corridor qui conduisait à la salle de réception, puis à la terrasse et à l’escalier donnant sur la cour principale. Dehors, la nuit était tombée.
Il avait à son côté une jolie fille brune, qui, à peine assise, le cribla de questions. Elle était surtout curieuse de la matière dont était faite sa blouse, et il dut expliquer que l’on tirait ce textile d’une plante vivant sur une seule planète. Plus chatoyant que la soie ou n’importe quelle fibre synthétique, il était également plus solide. La jeune fille s’extasia, dissimulant à peine son envie. Profitant d’un instant où elle parlait à son autre voisin, Akki se pencha vers Anne, demanda :
« Quelle est donc cette jolie fille, ma voisine ?
— C’est Clotil Boucherand, la jeune sœur du capitaine, et, je crois, ma seule amie sincère. Mais elle ne le restera pas si elle vous accapare trop. »
Les plats succédèrent aux plats, les boissons aux boissons. Sobre, Akki mangea peu, et but encore moins. De l’autre côté d’Anne, Nétal mangeait et buvait peu, lui aussi, et restait silencieux. Assez loin, à gauche, un groupe de convives entonna une chanson assez leste. Dans la cour retentit un bruit d’armes, puis des cris s’élevèrent. Akki observa Nétal, le vit se tendre. Un homme arriva en courant dans le couloir mal éclairé, tituba, se cramponna aux rideaux, puis s’adossa un moment au mur. Du sang coulait d’une blessure à la poitrine. C’était le vieux Roan.
Par un terrible effort, il avança vers Anne, jusqu’à ce que seule la largeur de la table les séparât. Lentement, il parla :
« Vous êtes arrivée à vos fins, Anne. Le Duc, votre père, vient d’être assassiné dans ses appartements. Assassiné par les hommes de Nétal, et sur votre ordre ! Reconnaissez-vous ce papier ? C’est bien votre écriture, n’est-ce pas ? Ne niez pas, c’est moi qui vous ai appris à écrire ! »
Il jeta la feuille tachée de sang sur la table. Elle glissa, s’arrêta devant Akki. Il lut :
Mon cher Nétal,
Entendu pour demain soir. Je me charge de ce qui concerne le Duc, comme convenu. Il ne se doute de rien.
Anne
Doucement, très doucement, Akki repoussa sa chaise en arrière, prêt à bondir. Anne ne disait rien, regardant fixement le vieil homme appuyé des deux mains à la table. Le long d’une manche déchirée, un filet de sang coulait, se mêlant au vin d’un verre renversé. Enfin, elle parla :
« Mais, parrain, comment pouvez-vous croire cela ! Moi, faire assassiner mon père !
— Que signifie ce mot, alors ?
— Oh ! Il se rapportait… à de vieux rêves sans valeur, acheva-t-elle, se tournant vers Akki. Je vous en ai parlé hier, sur Loona. Nous devions déclencher la guerre contre les brinns, en faisant brûler quelques fermes sur la frontière nord-ouest. Je devais convaincre mon père d’appuyer nos plans de conquête et d’ouvrir l’arsenal. C’était là ma part… Vous me croyez, dites, parrain, vous me croyez ? »
Elle s’écroula, sanglotante, la tête entre les mains. Il y eut dehors un tumulte confus, quelques cris, et une flèche passa en sifflant devant la fenêtre.
« Anne, Anne, jure-moi que tu me dis la vérité ! » implorait Roan.
Lentement, les convives se rassemblaient, entourant le vieillard. Un autre groupe se forma près de la porte, comme horrifié. Doucement, Akki déboucla l’attache de sa cape.
« Je vous le jure par tout ce que j’ai de plus sacré, la mémoire de mes parents et de mon frère !
— Mais qui alors ? Vous, Nétal ? »
Le baron géant se leva.
« Oui, moi, Nétal, moi, duc de Bérandie. Ne craignez rien, Anne, vous serez quand même duchesse, si vous ne rougissez pas d’épouser le descendant d’un boulanger, comme vous me le rappelâtes naguère. Les boulangers font quelquefois des révolutions ! Je suis maintenant le maître, le seul ! Mes hommes ont saisi toutes les places, à l’heure qu’il est. Le château, la ville, la Bérandie entière est à moi !
— Boucherand et les archers…
— Boucherand obéira au Duc, Anne, vous le savez bien. Seul le Duc compte pour lui, quel qu’il soit.
— Vous vous trompez ! Il m’obéira, à moi ! »
Elle eut un sauvage sourire.
« Car vous ignorez une chose, Nétal, Boucherand m’aime !
— Tant pis pour lui, alors, il disparaîtra comme les autres. La majorité des archers est avec moi. Et maintenant que je sais qu’il vous aime, je ne serai pas assez idiot pour le laisser vivre.
— Et ceux-là, Nétal – elle se tourna vers Akki, immobile –, ceux-là, croyez-vous pouvoir les vaincre ?
— Oh ! Pour ceux-là, bien indifférent leur est qui gouverne la Bérandie ! Et croyez-vous que je sois assez fou pour les laisser repartir ? J’ai peur, seigneur Akki, qu’il ne vous arrive très bientôt un fâcheux accident, puisque vous avez été assez sot pour venir désarmé. Votre ami vert ne peut rien, il doit être mort ou prisonnier, à l’heure présente. Ah ! Voici nos armes ! »
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