La partie s’annonçait difficile. S’il s’était agi de conquérir Nérat, il eût été aisé de jouer d’un clan contre l’autre. Mais le problème était tout autre, il fallait régler une situation délicate avec le minimum de dégâts. Si le parti de la paix l’emportait, tout serait simple. Mais il était, de l’avis même de son chef, si désespérément faible !
Peu de temps plus tard, Akki eut l’occasion de rencontrer une seconde fois Anne. Il se promenait sur les remparts du château, avec Hassil et Boucherand. Ils passèrent sous une tour, prirent l’escalier qui conduisait à la terrasse supérieure. Assise sur un créneau, indifférente au vide, la duchesse jouait avec son oron. Elle était si absorbée par son jeu que les trois hommes furent près d’elle avant qu’elle ne s’en aperçût. Elle eut un petit cri de surprise, posa la main sur le pommeau doré de la courte dague passée à sa ceinture, puis sourit. Ils saluèrent.
« Je ferais une piètre sentinelle, n’est-ce pas, capitaine ?
— Votre Altesse n’était pas de garde, répondit-il galamment.
— Mon Altesse fera bien d’être toujours de garde, j’en ai peur, capitaine. Comment marche votre enquête, messieurs les ambassadeurs ? C’est bien vrai, seigneur Hassil, que vous ressemblez à un brinn ! Et pourtant votre peuple est à la tête de l’empire galactique…
— Il n’y a pas d’empire, répliqua le hiss. Rien qu’une fédération libre. Un empire serait impossible, d’ailleurs. On ne peut diriger efficacement plus de cent trillions d’êtres avec un gouvernement centralisé.
— Mais alors, comment donc est gouvernée votre Ligue ?
— Elle ne l’est pas. Elle est. Tout peuple est libre de s’en retirer, à condition qu’il ne prenne pas le chemin de la guerre. Il n’y a qu’un organisme central, celui qui coordonne la lutte contre les misliks. Quelle que soit l’issue de notre mission, nul ne vous forcera à entrer dans notre Ligue, si vous ne le désirez pas.
— Et si un peuple prend, comme vous le dites, le chemin de la guerre ?
— Alors, s’il s’agit de guerre interplanétaire ou interstellaire, nous intervenons. S’il s’agit d’une guerre entre humanités différentes sur la même planète, nous intervenons également, et transportons ailleurs l’un des deux belligérants.
— De quel droit ? demanda-t-elle, hautaine.
— Du droit du plus sage, Altesse. »
Elle hésita un instant, puis dit :
« Évidemment, c’est une solution. Bonsoir, gentils seigneurs. Viens, Per ! »
Son oron sur l’épaule, elle partit.
Cinq jours plus tard, le Duc, qu’ils n’avaient plus revu, fit appeler les coordinateurs.
« Les États généraux ont été convoqués. Je dois partir bientôt pour Roan, sur mon vaisseau le Glorieux. Viendrez-vous avec moi, ou utiliserez-vous votre machine volante ?
— Nous viendrons avec notre avion, Votre Altesse, si cela ne vous ennuie pas.
— Pourriez-vous alors prendre Roan avec vous ? Il ne vous le demandera jamais, mais en grille certainement d’envie.
— Avec plaisir, Votre Altesse. Notre appareil a trois places.
— Vous lui ferez certainement une très grande joie. Ah ! Seigneur Akki, la duchesse voudrait vous voir. Elle vous attend sur sa terrasse. »
Il monta rapidement les escaliers. Bien qu’il sût qu’elle lui créerait certainement les pires difficultés, il ne pouvait s’empêcher de ressentir pour Anne une vive sympathie. Il était encore jeune, et tout ce qui restait en lui de romanesque, malgré une longue éducation visant à développer le sens critique et la froide raison, s’émouvait pour le sort de cette jeune fille, sur qui allait reposer un jour le poids d’un État, et de laquelle il allait probablement faire, lui, Akki, une exilée. Quand il déboucha sur la terrasse, elle n’était pas visible. Il la chercha derrière les bosquets, et la vie, penchée à un créneau, halant un fin cordage. Il s’arrêta, se dissimula. La tête ronde de Per apparut, et l’oron, d’un brusque rétablissement, sauta sur l’embrasure et tendit un mince rouleau blanc, à la jeune fille. Doucement, Akki se glissa jusqu’à un autre point du rempart, regarda en bas. La cour était déserte, mais il lui sembla entrevoir, disparaissant sous une porte, une haute et massive silhouette, peut-être celle de Nétal.
« Communication d’amoureux, ou de conspirateurs ? » se demanda-t-il.
Silencieusement, il revint au bout de l’escalier, frotta bruyamment sa sandale contre la pierre. La duchesse sursauta, et fit disparaître le message dans son corsage.
« Vous voilà, seigneur Akki. Mon mouchoir était tombé, et au lieu de déranger mes servantes, j’ai envoyé Per le ramasser. Il adore grimper à la corde. »
Négligemment, elle tira un mouchoir de son sein, s’essuya doucement le front.
« Quelle chaleur, seigneur Akki ! et nous sommes à peine au printemps. Fait-il aussi chaud sur vos planètes ? Oh ! Je suppose que dans le nombre. »
Elle resta un moment silencieuse, mordant sa lèvre inférieure.
« Je vais vous demander une faveur. Je… N’est-ce pas idiot d’avoir toujours à accorder des faveurs, et jamais à en demander ?
Je ne sais comment faire ! Enfin… pourrais-je venir aux États avec vous, dans votre machine ? »
Il ne répondit pas immédiatement. Bien qu’il fût tenté d’accepter, il voulait se donner le temps de réfléchir. Il faudrait sacrifier Roan, dont il avait besoin… ou bien… Mais oui, Hassil accepterait certainement d’aller avec le Duc, sur son navire. Pour quelqu’un qui s’intéressait autant à l’archéologie – cela avait toujours été la passion de sa famille – un voyage à la voile… D’un autre côté, cela le laisserait seul, lui Akki, avec deux Bérandiens, mais la force physique de Roan était négligeable, étant donné son âge, et Anne était une femme. De plus que feraient-ils de l’appareil, plus délicat à piloter qu’il ne paraissait ?
« Allons, je vois que vous refusez, dit-elle tristement. J’aurais pourtant aimé voler, comme les ancêtres, ne serait-ce qu’une fois. Elle doit être si belle, la terre, vue du ciel ! »
Un plan se dessina dans l’esprit d’Akki.
« Mais non. C’est peut-être possible, Votre Altesse. Je dois cependant emmener avec moi votre parrain Roan, et notre appareil n’a que trois places. Cependant je pourrai sans doute convaincre Hassil de suivre votre père sur son navire. Mais est-il nécessaire d’attendre pour voler ? Voulez-vous venir faire, dès maintenant, un petit voyage ?
— Maintenant ? Vous voulez dire tout de suite ?
— Pourquoi pas ?
— Vous feriez cela ? Attendez-moi près de votre machine. Ne le dites pas au Duc, je m’en charge ! »
Légère, elle disparut par l’escalier. Plus lentement, Akki descendit à son tour. » Peut-être, dans l’intimité du vol, pensa-t-il, laissera-t-elle échapper quelque parole me permettant de juger de ses desseins ? »
Il avertit Hassil, attendit, adossé à l’aile courte de l’avion. Anne apparut, vêtue d’un costume de cheval, et accompagnée de Boucherand et de trois gardes. Elle sourit à Akki.
« Voyez, capitaine, et soyez témoin. C’est de mon plein gré que je pars pour quelques heures avec le seigneur Akki. Que nul ne trouble son compagnon. Nous serons de retour avant la nuit, je pense ?
— Certainement, Votre Altesse.
— Excellent. Par où dois-je monter ? »
La porte glissa.
« Ici, Altesse. Vous vous assiérez sur le fauteuil de droite. Ne touchez à rien ! »
Anne retira vivement la main du second volant de pilotage. Il s’installa à côté d’elle, lui fit boucler sa ceinture. Se penchant pour dire au revoir à Boucherand, il vit une légère lueur d’hostilité, vite éteinte, dans ses yeux. La porte se referma. Il établit le contact, saisit le volant. Doucement, sous l’effet des champs antigravitiques, l’appareil s’éleva verticalement. Il dépassa la plus haute tour, vira, s’engagea sur la mer. Penchée vers la fenêtre de droite, la duchesse regardait sans parler.
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