Ils filèrent droit au large, prenant de la hauteur à meure. L’horizon s’élargit, des nuages s’interposèrent entre l’avion et la mer. Akki se tourna et demanda, en bérandien :
« Eh bien, que pensez-vous de votre terre vue du ciel ? »
Elle sursauta.
« Mais… Pourquoi avez-vous changé de voix ?
— Je n’ai pas changé de voix, Votre Altesse. En réalité, c’est la première fois que je vous parle. Jusqu’à présent, ce sont mes pensées que vous entendiez.
— Vos pensées ? Mais alors, vous savez tout ce que je…
— Mais non ! Je ne puis saisir, de vos pensées, que celles que, sans le savoir, vous émettez vers moi avec l’intention que je les reçoive, c’est-à-dire celles que vous traduisez par des paroles. Les autres me restent secrètes. Et quand je vous parlais de la même manière, votre esprit habillait les pensées reçues avec une voix fantôme, qui n’existait pas en réalité.
— Ainsi, vous conversez par transmission de pensée ?
— Oui et non. J’utilise souvent la parole. Mais au début je ne connaissais pas le bérandien. Je l’ai appris ces derniers jours très vite, grâce à un appareil qui est dans cet avion. Rappelez-vous, je vous ai déjà transmis des images…
— Oui, mais je croyais que vous l’aviez fait avec l’appareil que vous portiez ce jour-là sur la tête.
— Ah ! Mon bandeau ? C’est en effet un amplificateur.
— Et vous naissez avec ce don ?
— Non. Aucune humanité à sang rouge n’est naturellement télépathique. En revanche, les races à sang vert le sont presque toutes, et je ne serais pas étonné que vos brinns le fussent. Voulez-vous piloter un peu ?
— Oh oui ! Mais je n’ose pas.
— C’est très facile. Votre Altesse, enfin, très facile, parce que je suis à côté de vous, prêt à corriger toute erreur. Ne vous inquiétez pas du moteur. Prenez simplement ce volant, devant vous. Inclinez-le à droite pour aller à droite, à gauche pour aller à gauche, poussez pour descendre, tirez pour monter. Comme cela ! »
L’avion se mit à décrire des courbes fantastiques. Ivre d’un sentiment de puissance qu’elle n’avait jamais éprouvé, même sur le plus fougueux des chevaux de la Bérandie, la duchesse riait, faisait plonger à mort le petit engin, le redressait sèchement. Les compensateurs gravito-inertiques empêchaient les accélérations de devenir dangereuses.
Enfin, lassée, elle abandonna le volant, se renversa dans son siège.
« Quelle merveille ! Voler comme un oiseau ! Mieux qu’un oiseau ! »
Elle reprit les commandes, vira à droite, surveillant avec volupté le chavirement apparent de la mer, loin sous eux.
« Voulez-vous que nous fassions un peu de vraie acrobatie, Votre Altesse ?
— Oh oui ! Mais ne m’appelez plus Altesse. J’ai horreur de cet anachronisme !
— Comment vous nommerai-je alors ? Mademoiselle me semble aussi archaïque.
— Dites donc Anne ! Je vous appelle bien Akki !
— Entendu, Anne. Serrez bien votre ceinture. Comme cela ! »
L’avion piqua vers les flots, passa sur le dos, et frôla les vagues pendant quelques secondes, puis il grimpa, boucla la boucle, descendit en vrille, monta en spirale. Pâle, mais rieuse, Anne cria : « Encore ! »
Ils jaillirent en chandelle. Le ciel vira au noir, les étoiles parurent. Se ruant hors de l’atmosphère, l’avion fila vers le satellite de Nérat. La chaleur engendrée par le frottement de l’air se dissipa, et Akki mit en marche le chauffage. La lune grossissait de minute en minute.
« Mais nous sommes dans l’espace ! »
La voix d’Anne sonna, effrayée, plus autoritaire du tout.
« Oui, Anne, dans l’espace. Chez moi. Regardez. N’est-ce pas beau ?
— Oh ! Akki, j’ai peur ! Les étoiles ! Elles sont aussi sous vous, quand vous marchez sur la terrasse de votre château.
— Oui, mais je ne les vois pas. Ici, quel abîme ! J’ai le vertige !
— Voulez-vous rentrer ?
— Non ! Non ! Je veux voir Loona de près. Seigneur, que dirait parrain ! Et tout semble si facile !
— Facile, Anne, pour un peuple comme le mien, qui a derrière lui toute la science de milliers d’années, et de dizaines de milliers d’humanités ! Mais combien sont morts, sur chaque planète, pour réaliser ce rêve…
— Et l’on pourrait aller jusqu’à une autre étoile avec votre avion ?
— Non. Il ne contient pas assez de réserves d’air, ni d’énergie, et on mettrait trop de temps, car il n’a pas de dispositif hyperspatial. Mais nous pouvons aller facilement jusqu’à votre lune. »
Moins d’une heure plus tard, l’avion se posa doucement sur une morne plaine nue, entourée de montagnes déchiquetées.
« Nous ne sortirons pas aujourd’hui, Anne ; le maniement des spatiandres est délicat, et il serait dangereux pour vous d’en utiliser un sans entraînement. Mais plus tard, si tout va bien… »
Elle resta un moment rêveuse, appuyée contre lui, regardant le ciel où, boule duveteuse, Nérat flottait entre les étoiles. Puis, subitement, elle éclata d’un rire incoercible.
« Qu’y a-t-il ?
— Non, c’est trop drôle, Akki. Vous avez dû bien rire ! Vous sou venez-vous de ce que j’ai dit, à notre première entrevue ? Des rêves grandioses ! Des plans qui dépassent tout ce qu’ils peuvent imaginer ! Des plans de conquête, seigneur, des plans de conquêtes pour cette boule verte qui est là-haut ! Dieu ! Quelle imbécillité ! La conquête d’une fourmilière ! Anne la Conquérante ! Oh ! J’étais si ridicule ! Et vous ne m’avez pas arrêtée ! Vous m’avez laissée parler !
— Mais non, Anne, vous n’étiez pas ridicule ! Vous avez très bien vu le problème posé par la coexistence de deux humanités sur le même monde : l’extermination ou l’esclavage. Et vous avez essayé de le résoudre avec les éléments que vous aviez en main. Mon but, ma mission, c’est de vous montrer les autres éléments. Ceux que vous ne pouviez pas connaître.
— Cette grosse boule verte ! C’est ma patrie, pourtant. Nous la laisserez-vous, dites, Akki ? Je vous promets que je ferai tout ce que votre Ligue voudra ! Oh ! Je comprends maintenant que toute résistance est plus qu’inutile, elle est absurde. À côté de nous, vous êtes comme des dieux. Combien de vos astronefs faudrait-il pour nous écraser ? Un ? Deux ?
— Ce petit appareil suffirait, Anne, dit-il tristement. Mais nous ne voulons pas vous écraser.
— Si vous vouliez nous laisser Nérat, Akki. C’est notre monde, savez-vous ? Nous y sommes tous nés. La presqu’île de Vertmont… J’en connais toutes les criques, tous les cailloux ! J’y ai tant joué, quand j’étais une petite fille sans soucis. Et la forêt Verte au matin, quand les orons chantent, le bruissement des feuilles de glia à la brise…, la douceur des mousses violettes sous le pied nu… Vous ne pouvez pas nous enlever cela, Akki.
— C’est aussi le monde des brinns, Anne. Croyez-vous qu’ils ne sentent pas la douceur de l’herbe sous leurs pieds ?
— Je ne sais plus. Tout est si difficile. Oh ! Pourquoi êtes-vous venus ? Et pourtant… je n’aurais jamais connu cette joie de voler, de franchir l’espace… Mais la conquérante est morte, et il ne reste qu’une jeune fille qui a peur de l’avenir, oh ! Si peur maintenant ! »
Subitement, elle rit de nouveau.
« Mon orgueil, Akki, mon orgueil tombé en poussière ! Rentrons ! »
Quand le château apparut sous l’avion, elle rompit le silence qu’elle avait observé depuis leur départ du satellite.
« Demain soir, en l’honneur de mon départ, je dois présider un banquet de jeunes nobles. Je ne m’en sens pas le courage, et pourtant je dois le faire. Ne suis-je pas la duchesse héritière ? Voulez-vous y assister ? Ils ne pourront rien dire, vous avez rang d’ambassadeur. Et ainsi, ajouta-t-elle plus doucement, je me sentirai moins seule. J’aurai un allié. Vous voulez bien être mon allié, n’est-ce pas ? Nous avons maintenant le même but, tous deux ; régler cette malheureuse situation de la Bérandie avec le minimum de larmes. »
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