Ils restèrent un moment silencieux. Le soleil jouait sur les cheveux cuivrés d’Anne, l’auréolant de feu, et accusait la transparence rosée d’une oreille. Il se sentit gauche, ne sachant que dire.
« Les États généraux se tiendront bientôt à Roan, reprit-elle. Oui, je suis au courant. Ne suis-je pas l’héritière, la future duchesse de Bérandie, depuis la mort de mon frère, tué à la chasse par un spriel ? C’est la première fois depuis l’établissement du duché qu’il tombera en quenouille, selon cette antique et curieuse expression. Ce n’est pas pour plaire beaucoup aux jeunes nobles. Dans notre monde, les femmes n’ont que peu d’influence. Mon règne ne sera pas facile. »
Akki fronça légèrement les sourcils. Cherchait-elle un appui ?
« Ceux qui croient que je ne saurai pas me défendre, reprit-elle, comme le devinant, se trompent. J’ai pour moi Boucherand et ses archers, j’aurai Roan et son comté. Presque tous les techniciens viennent de Roan. Quant à la flotte…, même si je dois m’allier aux Vasks. »
Il la regarda, perplexe. Cela ne concordait guère avec ce que Roan lui avait dit. Connaissait-elle leur conversation, et cherchait-elle à le duper ?
Elle eut un sourire mélancolique.
« Notre politique doit vous sembler bien mesquine, à vous qui remuez des mondes. Et je dois vous sembler une bien piètre femme d’État, moi qui me confie à quelqu’un que je n’avais jamais vu il y a une heure. N’est-ce pas ? »
Il rougit légèrement, se demandant si elle ne lisait pas, réellement, ses pensées. Pourtant, il avait été très attentif à n’en pas émettre.
« Je suis si seule, reprit-elle. Isolée, avec le poids futur d’une couronne, dans ce monde créé par des mâles pour des mâles. Et pourtant, j’ai des plans qui dépassent tout ce qu’ils peuvent rêver. À part Boucherand, Roan et quelques autres, ce ne sont que vieilles ou jeunes brutes incapables de voir plus loin que leur avenir immédiat, incapables de comprendre qu’un jour ou l’autre nous absorberons les Vasks, ou que les Vasks nous absorberont. La vraie lutte, le vrai conflit, n’est pas avec eux, mais avec les brinns. Même s’ils sont humains, comme vous le pensez, surtout s’ils sont humains, tôt ou tard une race exterminera l’autre. Et je ne veux pas savoir qui, en droit, à raison. Regardez cette terre : quand nos ancêtres y ont été jetés par le hasard – ce n’était pas cette planète qu’ils cherchaient –, la côte, ici, était habitée par quelques rares indigènes complètement barbares, que les brinns eux-mêmes considéraient avec mépris. Oh ! par rapport à votre immense civilisation galactique, nous n’avons fait que peu de choses, mais ces choses sont nôtres. Nous avons défriché, construit, irrigué, asséché, aplani, nous avons souffert et ri, nous y sommes nés et nous y sommes morts. À qui est cette terre, votre Excellence-des-Mondes-trop-lointains ? Aux quelques rares brinns qui y erraient ou à nous qui nous y sommes implantés, qui l’avons transformée ? Et maintenant, au nom d’une loi qui nous est étrangère, au nom d’une fédération à laquelle nous n’appartenons pas, vous voudriez que nous l’abandonnions ?
— Au nom de toutes les humanités, vertes, bleues, blanches ou noires ou rouges, qui actuellement luttent dans une guerre sans merci pour vous protéger, vous aussi bien que les brinns, contre notre seul réel ennemi. Au nom des milliards de morts des planètes qui se sont suicidés dans les guerres interhumaines. Au nom de vos propres enfants et petits-enfants qui, si nous laissons deux humanités sur le même monde, périront dans les tortures, ou feront d’eux-mêmes des assassins !
— Mais pourquoi vouloir nous enlever notre terre ? Pourquoi ne pas transporter les brinns ailleurs ? Ce sont des semi-nomades, nullement attachés au sol. Pour eux, toute planète sera bonne.
— C’est une question à laquelle je ne puis encore répondre. Peut-être, en effet, cela sera-t-il la solution. »
Il leva la main, refrénant l’espoir.
« Peut-être ! »
Ils ne parlèrent plus de politique, tout au long de l’après-midi. La terrasse était ensoleillée, l’air doux. Akki se détendait, se laissait vivre, ayant appris depuis longtemps que le métier de coordinateur galactique ne comportait que peu de minutes délicieuses, et qu’il fallait savoir les cueillir. Et pour la première fois, Anne se trouvait en présence d’un homme à la fois jeune et de vastes capacités, capable de l’entretenir d’autre chose que de chasse au spriel ou de prouesses équestres. Il parla de son enfance sur Novaterra, de son éducation sur Arbor et Ella, des mondes qu’il avait visités, évitant soigneusement tout ce qui se rapportait à son métier. Elle lui raconta sa vie de petite fille solitaire, isolée par sa grandeur au milieu d’un peuple où les femmes ne comptaient pas. Le seul adulte qui lui eût témoigné de l’intérêt, outre son père, était son parrain le comte de Roan, et elle avait vécu plus souvent avec lui qu’à la cour. Il lui avait appris plus d’histoires et de sciences que n’en savaient habituellement les hommes de Bérandie. Puis, il y avait trois ans, la mort accidentelle de son frère avait fait d’elle l’héritière. Depuis, elle assistait aux conseils, cachée derrière un rideau à l’insu de tout le monde, sauf du Duc, de Roan et d’un ou deux conseillers. Sitôt qu’elle aurait atteint sa majorité, le Duc comptait abdiquer en sa faveur, de façon à pouvoir la soutenir lors des premières années de son règne.
Le soir tombait. Elle se leva, s’accouda aux créneaux. Posé sur l’horizon, le soleil jetait une longue trace rouge sur la mer. Quelques barques rentraient au port, leurs voiles flamboyant sous les rayons obliques. Des spirales de fumée montaient, tranquilles, des toits de la cité. Sur les remparts, les sentinelles s’installaient pour la nuit. Dans le soir frais et doux, la paix descendait avec le soleil couchant.
Anne se tourna vers Akki, et sourit.
« Elle est belle, n’est-ce pas, notre terre, sous le ciel ? »
Chapitre V
Cette boule verte, là-haut…
Pendant les journées qui suivirent, Akki analysa souvent son entrevue avec la duchesse. Elle le déconcertait. Elle était évidemment très intelligente, autoritaire, pétrie des préjugés communs aux Bérandiens, et pourtant d’esprit libre. Cette liberté d’esprit, elle la devait probablement à l’influence du vieux Roan, de beaucoup l’homme le plus remarquable qu’Akki eût rencontré sur Nérat.
Dans une de leurs conférences quotidiennes, il discuta cette situation avec son collègue hiss. Les clans qui se partageaient la Bérandie étaient très inégaux en nombre et en puissance : d’un côté, le Duc, d’une bienveillance touchant parfois à la faiblesse, bien qu’il fut, si l’on en croyait la chronique de la cour, physiquement très courageux. Avec lui, Roan. Ballotté entre sa sympathie pour ce dernier et ce qu’il représentait, et sa fidélité absolue à sa patrie, Boucherand, incarnation du militaire éclairé qui se fait tuer tout en désapprouvant. De l’autre côté, Nétal et sa clique de jeunes nobles, ambitieux, entreprenants, sans grands scrupules. Le peuple ? Autant que les coordinateurs aient pu en juger, il aurait bien volontiers vu s’adoucir la tyrannie des nobles, mais il haïssait les brinns et les Vasks. Que cette haine eût été artificiellement induite en lui par la coterie dirigeante ne diminuait pas son intensité. Et, isolée, ne sortant guère du château que pour des promenades à cheval ou en barque, mais puissante déjà, la duchesse Anne.
Si l’on en croyait Roan, bien placé pour être renseigné, elle aurait partie liée avec Nétal. Pourtant, elle avait humilié volontairement celui-ci devant Akki. Simple coquetterie féminine ? Ruse pour égarer le coordinateur ? Ou remise à sa place d’un associé qui devient gênant, et dont on aimerait se séparer ? Que signifiaient ces allusions à sa solitude absolue ? Aux difficultés menaçant son règne futur ? Appels à l’aide, dédain de cacher ses faiblesses, dû à une certitude interne de sa force, ou encore naïveté, inexpérience de la jeunesse ?
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