Elle s’était préparée à toutes les éventualités, sauf à celle-là. Il est peut-être sorti. La porte du garage était fermée et verrouillée… impossible de voir si son automobile se trouvait à l’intérieur.
Impossible de savoir si Tom était encore vivant. Les paroles de Tony lui revinrent comme une malédiction : Je me demande s’il n’a pas envie de se suicider. Peut-être arrivait-elle trop tard. Mais cette pensée, macabre et injustifiée, provenait de ses propres peurs, aussi la chassa-t-elle fermement de son esprit. Tom devait être sorti un moment. Elle décida d’attendre dans sa voiture.
Au bout d’une demi-heure à essayer de trouver une position confortable, et à commencer à avoir faim par-dessus le marché, elle entraperçut un mouvement dans la maison derrière la fenêtre la plus proche.
Agacée que Tom n’ait pas répondu quand elle avait frappé – mais peut-être n’avait-il pas entendu –, elle courut à la fenêtre jeter un coup d’œil.
C’était la cuisine. En mettant sa main en coupe contre la vitre, Barbara vit Tom, de dos. Sa chemise n’était pas rentrée dans son pantalon, un jean en lambeaux. Il se pencha sur quelque chose par terre, quelque chose qu’elle vit détaler… un chat, peut-être ? Bizarre : Tom n’avait jamais aimé les animaux domestiques.
Les gens changent, se dit-elle.
Elle frappa à nouveau à la porte, le plus fort possible.
Quelques instants plus tard, Tom ouvrit.
Son sourire disparut quand il la vit. « Mon Dieu, fit-il.
— Je suis là depuis un moment. J’ai frappé…
— Je devais être en bas. Mon Dieu. Entre. »
Elle pénétra dans la maison en s’excusant presque, intimidée par la stupéfaction de Tom. J’aurais dû téléphoner. « Je ne voulais pas te prendre au dépourvu comme ça, mais…»
Il agita la main. « Ne t’inquiète pas. Je n’étais pas toujours là… et je ne réponds pas toujours au téléphone. »
Barbara accepta cette excuse, si dérangeante soit-elle. Il désigna le canapé d’un geste. Elle s’assit.
Le mobilier de la pièce était neutre, presque impersonnel. Barbara reconnut quelques objets venus de leur appartement à Seattle : une rangée de 33-tours de jazz, l’ampli stéréo assemblé par Tom durant la période où il s’intéressait à l’électronique. Il s’agissait toutefois d’un mobilier démodé, sans style, et d’une propreté impeccable : elle supposa que Tom l’avait acheté avec la maison.
« Je devrais te dire pourquoi je suis venue. »
Tom secoua la tête. « Je devine. Tony t’a appelée, pas vrai ? » Elle fit signe que oui. « J’aurais dû m’y attendre, poursuivit-il. Je suis désolé, Barbara. Pas de te revoir. Que tu aies fait tout ce chemin pour rien.
— Tony s’inquiète. Ça lui arrive d’être un brave type de temps en temps. Loreen s’inquiète aussi, à ce qu’il dit.
— Ils ne devraient pas. »
Elle préféra ne pas insister sur ce point. « C’est une chouette maison.
— Je devrais sans doute te faire visiter. »
Il lui montra la cuisine, la chambre, celle d’amis, la salle de bains… le tout d’une propreté irréprochable, démodé, et un petit peu stérile. Barbara hésita au sommet des escaliers mais Tom resta en retrait. « C’est juste le sous-sol. Rien d’intéressant. »
Elle s’assit à la table de la cuisine pendant qu’il préparait du café. « Ça ne ressemble pas à du ménage de célibataire. »
Il eut un sourire impénétrable. « Faut croire que j’ai appris deux ou trois trucs depuis la cité U.
— Tony m’a dit que tu travaillais sur sa concession ?
— Ouaip.
— Ça se passe bien ? »
Il apporta deux tasses pleines, en posa une devant elle sur la table. « Bof. Tony t’en a peut-être parlé aussi. Je n’ai pas le tour de main qu’il faut pour prendre l’argent aux clients.
— Tu as aussi toujours été très mauvais aux cartes. Tu vas démissionner ?
— Je pense partir », dit-il.
La distinction, non pas « démissionner », mais « partir », fit résonner une corde bizarre. « Donc tu ne réponds pas au téléphone, le travail, ça ne va pas… tu déménages ?
— Je n’ai pas encore pris de décision définitive.
— Tu veux dire que tu n’as pas envie d’en parler. »
Il haussa les épaules.
« Eh bien, je comprends pourquoi Tony et Loreen s’inquiètent, dit-elle. Je ne crois pas t’avoir jamais vu comme ça. »
Elle voulait parler de son humeur, mais il y avait aussi son apparence. Tout son côté un peu mou avait disparu. Il bougeait comme branché sur une source d’énergie secrète. Elle envisagea de vérifier si son armoire à pharmacie ne contenait pas quelques stimulants… mais il ne s’agissait pas d’une nervosité chimique. C’est plus profond, se dit-elle : une énergie résolue.
« Je ne suis pas malade, affirma-t-il. Ni fou.
— Tu peux me dire ce qui se passe ? »
Il hésita longtemps, finit par répondre : « J’ai choisi de n’en parler ni à Tony, ni à Loreen, ni à personne. Je crois en avoir le droit.
— Et tu ne veux pas en parler avec moi. »
Un silence encore plus long. Il ne souriait plus.
« J’ai attendu longtemps de te voir, dit-il. Je voulais que tu reviennes. Je voulais te voir franchir cette porte. Te voir revenir pour rester. Mais tu n’es pas là pour ça.
— Non, reconnut-elle.
— Nous ne partageons plus de secrets. Je pense que c’est un fait.
— J’imagine. Mais tu comprends pourquoi je suis venue ?
— Oui.
— Tu aurais fait la même chose pour moi… pas vrai ?
— Oui. Je l’aurais fait. »
Ils burent leur café à petites gorgées dans le silence de la cuisine. Une brise soulevait les rideaux au-dessus de l’évier.
À midi, Barbara comprit qu’il se préparait en effet à un long départ, qu’il était cachottier, mais sans doute pas suicidaire, qu’elle pourrait bien ne plus jamais le revoir.
S’adapter à cette dernière information s’avéra plus difficile qu’elle l’aurait cru. Elle l’avait quitté depuis plusieurs mois, et pour de bon : elle n’avait pas prévu un seul instant de le revoir. La séparation avait été difficile, mais pas traumatisante. Peut-être d’ailleurs parce que Barbara continuait à sentir la présence de Tom au fond de son esprit, aussi solide et invulnérable qu’un monument, comme une partie de sa vie gravée dans le marbre.
Sa période alcoolique avait dérangé cette suffisance, désormais ébranlée jusqu’aux racines. Ce n’était pas le Tom qu’elle avait quitté, mais un tout nouveau. Plus extravagant, plongé dans une activité qu’il refusait d’expliquer.
C’était bien entendu égoïste de sa part, de refuser qu’il change. Mais en plus, elle avait peur pour lui.
Il prépara un petit repas, omelette, jambon et oignon… « Je ne me nourris pas que de plateaux-télé. » Elle accepta avec reconnaissance, en comprenant toutefois qu’il s’agissait d’un geste de la part de Tom : il faudrait bientôt qu’elle s’en aille.
« Quoi que tu fasses, dit-elle, j’espère que c’est bénéfique pour toi. Sincèrement. »
Il la remercia, puis reposa sa fourchette, le visage solennel. « Barbara, demanda-t-il, l’année 1989 te plaît-elle vraiment ? »
La question était étrange. « Je pense qu’elle craint, oui, répondit-elle. Pourquoi ?
— Et elle craint parce que… parce que quoi ?
— Je ne sais pas. Par où commencer ? C’est une mauvaise période pour le monde parce que les gens meurent de faim, parce que le climat est rude, parce qu’on a abîmé la couche d’ozone… pour toutes sortes de raisons. Et c’est une mauvaise période pour l’Amérique parce que tout le monde est très, très nerveux et très, très prudent. Sauf les méchants. Tu te rappelles de Yeats ? “Les meilleurs manquent de toute conviction, tandis que les pires débordent d’intensité passionnée.” Pourquoi cette question ?
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