Il n’y a pas une seule âme à la ronde. Humaine, s’entend. Les mouettes et les rats pullulent, nichent et jouent dans les constructions abandonnées et sur les hautes cheminées de l’usine désaffectée, en passe de s’écrouler. La mer rugit, ses vagues se brisant sur la plage qui paraît aussi vierge que si l’homme n’avait jamais existé sur Terre.
Jowe erre le long du rivage. Il lance des pierres dans l’eau et crie mais le vent emporte ses paroles. Peut-être hurle-t-il sa colère, sa frustration, son espoir. Ou le tout conjugué.
À la nuit tombée, Jowe rentre, silencieux, fermé. Presque aphone. Adam hausse les épaules : cela ne change pas de l’habitude…
Deux heures avant le départ, Friga ne s’est toujours pas montrée et ses compagnons commencent à s’inquiéter.
Une heure avant, Adam, qui fume cigarette sur cigarette, marmonne que, s’il le faut, ils partiront sans elle… Jowe le regarde sans répondre. Il sait qu’ils l’attendront.
Une demi-heure avant le départ, Friga rentre enfin. Elle arrive en boitant, les vêtements en lambeaux, une arcade sourcilière enflée, la lèvre fendue, un œil bouffi et les phalanges rougies. Sur la poussière qui couvre son visage, les larmes ont creusé des sillons. Mais elle sourit presque béatement.
Ils ne lui demandent pas si elle vient de se battre ou de faire l’amour, pour Friga, les deux actes se ressemblent. Mais ils soupçonnent tous deux que ce sourire heureux a un rapport avec sa fille. Et, sans doute, ses larmes aussi. Il doit être difficile de laisser sa famille derrière soi, même si on lui consacre peu d’attention…
Ils évitent de lui en parler. Friga peut être très susceptible.
Nerveux, ils sortent L’Espoir du hangar et commencent à gonfler l’immense poire que forme le ballon de camouflage. Quinze minutes plus tard, lorsque tout est prêt, Adam et Friga montent à bord.
Jowe, qui se fiche bien que les autres le voient, se baisse pour embrasser la terre sableuse de l’île. Il en prend un peu pour la verser dans un petit sac qu’il glisse dans sa poche. Puis il connecte la mèche à retardement qui rompra les amarres et s’installe, à son tour, dans le vaisseau.
Ils peuvent décoller.
LE DÉCOLLAGE
Après trente secondes de tension, la mèche agit parfaitement. Les ancrages se détachent et le ballon s’élève à toute vitesse. À l’intérieur, les trois fugitifs hurlent de joie, sautent et s’étreignent. Friga remercie Dieu. N’importe quel dieu, peu importe, ils sont en chemin.
L’altimètre indique un, deux, cinq, dix, quinze, vingt, trente, trente-cinq kilomètres et Adam, si concentré sur ses écouteurs que parfois il capte son propre rythme cardiaque, n’entend aucun signal d’alarme dans l’éther.
Tout est OK.
Même si, à deux reprises, ils se figent lorsque le bip bip du récepteur radar indique qu’ils sont scrutés par un radar terrestre.
À quarante-cinq kilomètres d’altitude, Friga allume les réacteurs à plasma de L’Espoir. La flamme à plusieurs centaines de degrés troue l’enveloppe du ballon. Des charges explosives alignées à des endroits stratégiques éclatent et finissent de l’ouvrir comme la peau d’une banane.
Habituellement, les ballons météorologiques utilisent de l’hydrogène comme gaz ascensionnel, pour son efficacité et son faible coût. Celui qui camoufle L’Espoir a été gonflé à l’hélium. C’est un peu moins efficace… et beaucoup plus cher. Mais s’ils avaient utilisé de l’hydrogène, l’explosion, à l’allumage des moteurs, aurait détruit L’Espoir avant que le vaisseau atteigne l’orbite.
Adam a pensé à tout.
Comme prévu, en s’ouvrant, le ballon est parti en vrille. Ils perdent de l’altitude et, au passage, se libèrent du reste de l’enveloppe. Les robustes ailes delta de L’Espoir trouvent enfin un appui sur la faible atmosphère et la vrille se transforme en piqué. À vitesse croissante, mais totalement contrôlé. L’accélération augmente : 2 g, 3 g…
Friga compte jusqu’à dix, sort les volets et donne toute leur puissance aux réacteurs. De nouvelles acclamations retentissent lorsque L’Espoir trace une élégante courbe vers le haut. Mais l’équipage ne s’étreint pas, cette fois : ils sont cloués sur leurs sièges hydrauliques par la gravité.
Alors qu’il a l’impression que ses joues descendent jusqu’à sa ceinture, Adam pense combien ce serait facile si, comme dans les vrais lanceurs classe Tornado, ils disposaient d’une gravité artificielle et d’une unité de propulsion antigrav… Mais seuls les xénoïdes les fabriquent et leur importation sur Terre est trop contrôlée.
Dans les écouteurs des trois membres d’équipage retentit soudain l’appel du contrôleur aérien de l’astroport :
« Lanceur non identifié classe Tornado, ici l’astroport de Gander. Attention, vous êtes entré dans le couloir de Rigel… Votre trajectoire est bizarre… Avez-vous des problèmes ? Identifiez-vous, s’il vous plaît… »
Adam déglutit. C’est l’heure de vérité.
L’HEURE DE VÉRITÉ
Vu la latitude, il aurait été plus logique que leur vol soit repéré par l’astroport de Toronto, plutôt que par celui de Gander…
Essayant de faire en sorte que les 5 g de l’ascension vers l’orbite ne déforment pas trop sa voix, Adam répond ce qui était préalablement convenu :
« Gander, ici Tornado LZ-35, de Wellington. Je suis pris dans un courant jet avec des ailerons défectueux. J’ai heurté un ballon météorologique. Probable destruction de l’objet. Je demande un rayon guide jusqu’au point d’embarquement vers Rigel et un couloir libre. »
Pendant un instant, seul le grésillement de la radio leur répond.
Les fugitifs se regardent, blêmes. Tout est déjà perdu ? Si vite ?
Friga tripote les boutons de commande de l’armement du vaisseau et regarde nerveusement l’écran du radar, comme si elle s’attendait à voir apparaître, à tout moment, un patrouilleur suborbital. Elle vendra chèrement sa peau…
Jowe a pâli, mais il ne bouge pas un muscle.
Adam transpire. A-t-il commis une erreur ? Il est sûr que non : Wellington, en Nouvelle Zélande, est de l’autre côté de la planète, et il est peu probable que le contrôleur vérifie. Qui serait assez fou pour aller se mettre dans un couloir orbital et s’annoncer sans être à cent pour cent en règle ?
« Tornado LZ-35, ici Gander. Rayon guide activé. Le couloir est libre. Nous détectons les restes du ballon sonde en chute libre. Faites plus attention, à l’avenir ! Demandez un contrôle de coque au point d’embarquement. Et bonjour à Rigel. »
La voie est libre.
Incrédule mais soulagée, Friga lâche les contrôles d’armement avec un soupir et se concentre de nouveau sur les commandes de L’Espoir. Pour l’heure, le danger est passé. Du moins, à ce qu’il semble…
Au moment d’atteindre la vitesse d’échappement, toutes les soudures artisanales de L’Espoir se mettent à vibrer. Le vaisseau semble sur le point de partir en morceaux.
Friga tourne la tête vers le concepteur, l’air interrogateur.
« Ça va tenir. Je vous le jure sur la tête de ma mère ! » hurle Adam, aussi terrifié que la pilote, mais décidé à lui redonner confiance.
Jowe demeure impavide.
Enfin, le cadran affiche 11,2 kilomètres par seconde et Friga éteint les réacteurs à plasma pour qu’ils se reposent et refroidissent. La réserve d’hydrogène est épuisée à quatre-vingt-cinq pour cent. Mais ils sont déjà en orbite hyperbolique d’échappement. À chaque seconde, ils s’éloignent un peu plus de la Terre.
Une minute s’écoule.
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